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à travers le grönland.

difficiles, et, un soir, l’un d’eux n’avala pas moins de dix-huit petits pâtés au sang de phoque sans éprouver le moindre écœurement.

À bord j’avais une occupation qui ne laissait pas de me prendre du temps. Le personnel du carré m’appelant toujours docteur, l’équipage était persuadé que j’étais médecin et à chaque instant un matelot venait me consulter ; il m’arrivait même des clients des autres bâtiments. Impossible de faire comprendre à ces braves gens que je n’étais pas médecin. N’étais-je pas docteur, disaient-ils, et il était impossible de leur persuader que ce titre n’est pas synonyme de médecin ; si je ne voulais pas leur donner une consultation, c’est que j’y mettais de la mauvaise volonté. Il fallut donc me résigner. De tous temps les médecins ont été un peu charlatans : je ne crois donc pas en celle circonstance avoir porté atteinte au prestige de l’art. L’influence que les médecins exercent sur leurs malades vient en grande partie de la confiance qu’ils leur inspirent. Tout le monde à bord m’accordait celle confiance : pour le reste il me suffisait de prendre de grands airs. La plupart de mes clients venaient me trouver en se tenant le ventre, ce qui indiquait suffisamment la nature de leur indisposition. « Avez-vous la tête lourde ? demandai-je. — Oui, je crois, me répondait-on généralement. — Ne souffrez-vous pas de constipation ? — Cela pourrait être. » Je formulais alors mon ordonnance : « Votre indisposition provient de votre genre de vie à bord. Mangez moins, nourrissez-vous de vivres frais, de viande de phoque par exemple, faites de l’exercice sur le pont. Si dans quelques jours vous ne vous trouvez pas mieux, revenez me voir, je vous donnerai des sels ou de l’huile de ricin. » Inutile d’ajouter que personne ne revenait, effrayé par la perspective d’une bonne purge.

Beaucoup se plaignaient de maux de tête, la plupart souffraient de constipation. Tous ces gens mangeaient et dormaient trop. Pour eux, même prescription que pour les autres. Parfois j’ordonnais des massages sur le ventre.

Un jour il m’arriva d’un autre navire un matelot qui pouvait à peine marcher ; il avait la figure rouge, des plaques sur les joues et se plaignait de vives douleurs dans la poitrine et dans le ventre. Évidemment il était atteint de consomption. Je lui recommandai de manger du lard et de boire de l’huile. Il avait précisément bu, quel-