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Page:Nansen - À travers le Grönland, trad Rabot, 1893.djvu/143

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en route vers la côte orientale du grönland.

d’écume sur la neige blanche. C’est étrange qu’une si belle chose puisse causer la mort. Un jour pourtant, sonnera l’heure de la mort ; non jamais à ce moment solennel le décor ne sera aussi beau qu’aujourd’hui.

« Nous nous rapprochons de plus en plus de l’iskant. Le roulis est maintenant très fort. Lorsque notre glaçon se trouve dans le creux d’une vague, toute vue nous est masquée ; nous sommes dominés par deux murs d’eau, nous n’apercevons que le ciel au-dessus de nos têtes. Autour de nous, les glaçons culbutent, craquent et se brisent ; dans la tourmente, notre radeau a été également fêlé, mais il tient encore ferme. Si nous arrivons bientôt en pleine mer, nous devrons lutter pendant plusieurs jours. Pour réparer leurs forces, tous les hommes dorment maintenant profondément. Notre tente est la seule chose qui n’ait pas encore été pliée dans les canots. Sverdrup, le plus flegmatique d’entre nous, et en même temps le marin le plus expérimenté de la bande, prend le premier quart ; dans deux heures, Kristiansen le remplacera.

« La physionomie de mes camarades n’exprime pas le moindre signe d’angoisse, et la conversation est aussi animée que d’habitude. Seuls Balto et Ravna sont tristes, mais calmes et résignés, persuadés que leur dernière heure est arrivée. Malgré le bruit du ressac, tout le monde est bientôt endormi. Les Lapons sont de trop solides gars pour que la crainte trouble leur sommeil : Balto, redoutant sans doute que la tente ne soit trop exposée, se couche dans un canot ; il ne se réveille même pas lorsque les vagues menacent d’enlever l’embarcation. Pour éviter un accident, Sverdrup doit se cramponner au canot, et pendant ce temps le bonhomme ne se réveille même pas.

« Après avoir dormi je ne sais combien de temps, je suis réveillé par le bruit du ressac qui bal tout près de ma tête. Notre glaçon monte et descend sur la vague comme un navire secoué par une grosse mer. Le mugissement des flots est devenu assourdissant. À chaque instant, je m’attends à voir Sverdrup venir nous réveiller ou la tente balayée par la vague. Rien de tout cela n’arriva. J’entendais le bruit du pas cadencé de notre camarade sur le mamelon déglacé situé entre notre abri et les canots ; il me semblait le voir