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à travers le grönland.

nous arrivons pour l’emporter, il n’est pas encore mort. Dans mon zèle de naturaliste, je veux profiter de l’occasion pour observer sur un sujet vivant la couleur des yeux et la forme du capuchon, encore incomplètement connues des zoologistes. Pendant que je suis occupé à ces études, l’animal fait un mouvement de bascule sur le bord du glaçon et glisse dans l’eau. En même temps je le frappe d’un harpon et Sverdrup d’une gaffe. C’est alors entre nous une lutte terrible. Nous essayons de maintenir hors de l’eau la partie inférieure du phoque, où réside toute sa force. Un moment nous avons le dessus : mais l’animal, quoique mortellement atteint, est encore vigoureux. Les points d’appui que nous avons pris sur le stemmatope sont malheureusement mauvais, j’en fais de suite l’observation à Sverdrup et l’invite à tirer une seconde balle. Mon compagnon, de son côté, pensant que mon harpon est moins solidement enfoncé dans le corps du phoque que sa gaffe, m’engage à lui donner le coup de grâce. Tout à coup les deux points d’appui manquent à la fois, on entend un clapotement dans l’eau : notre phoque a disparu. Tout déconfits nous nous regardons l’un l’autre, et examinons la flaque d’eau, à la surface de laquelle viennent crever de petites bulles d’air. Nous n’avions pas besoin de ce gibier pour vivre, néanmoins nous ne pouvons nous consoler d’avoir perdu une si belle pièce d’une manière aussi ridicule. Sverdrup affirmait ne jamais avoir vu un aussi gros phoque. Que les âmes sensibles ne s’affligent pas, l’animal n’a pas souffert longtemps ! Les efforts qu’il avait faits pour se dégager étaient les dernières convulsions de l’agonie. La balle qui l’avait frappé était de petit calibre, mais elle l’avait atteint en plein dans la tête.

« Dans la soirée nous sommes arrêtés par des glaçons bosselés serrés les uns contre les autres, formant ce que les marins anglais appellent un pack d’hummocks. Sur un pareil terrain le halage des canots est impossible. Nous installons alors le bivouac. La tente est étendue sur la glace en genre de matelas, et par-dessus on place les sacs de couchage. Nous serons ainsi tout prêts pour le cas où la banquise s’ouvrirait. Nous nous endormons pendant qu’un homme veille debout, mais la glace reste immobile ! Dans la nuit, la rosée est très abondante, et le lendemain matin les sacs sont tout humides.

« 24 juillet. — La banquise est aussi compacte qu’hier. Nous