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a travers le grönland.

sur le revers septentrional du cap Moltke, nous vîmes un vol d’eiders, les premiers que nous eussions rencontrés jusqu’ici sur la côte du Grönland ; de suite nous leur envoyâmes une décharge qui en abattit deux. Le soir nous aperçûmes également une troupe de ces oiseaux.

Balto m’avait affirmé à plusieurs reprises que son camarade et lui n’étaient plus effrayés depuis qu’ils avaient reconnu le bon naturel des indigènes. On les avait étrangement trompés, disait-il, avant leur départ, en leur représentant les Eskimos comme des cannibales, et l’on pouvait en toute sécurité hiverner chez eux. Croyant que nous avions maintenant dépassé les dernières localités habitées, et voyant que néanmoins nous continuions toujours à marcher au nord, Balto et Ravna étaient devenus très désagréables. À chaque instant c’étaient des plaintes sur le rude travail auquel nous étions tous soumis, sur la faible quantité de nourriture attribuée à chacun, etc., et puis, pourquoi allions-nous si loin vers le nord pour commencer l’escalade du grand glacier ? J’expliquai à Balto qu’autour d’Umivik l’escalade de l’inlandsis devait présenter moins de difficultés qu’ailleurs, comme du reste il avait pu le reconnaître pendant la dérive sur la banquise ; il déclara alors n’avoir rien observé de pareil, et ses plaintes recommencèrent de plus belle. Fatigué de ces récriminations, je m’emportai, lui reprochai sa poltronnerie en termes très vifs, et finalement lui intimai péremptoirement l’ordre d’avoir simplement à obéir. Cela ne fut naturellement pas du goût de Balto, et il se mit aussitôt à me raconter ses fatigues et ses peines. À Kristiania, ne lui avais-je pas promis du café tous les jours, et en outre autant de nourriture qu’il en voudrait ? Or en trois semaines il n’avait eu qu’une seule fois du café, et tous les jours la ration était juste suffisante pour ne pas mourir de faim. Depuis qu’on avait atterri, jamais on n’avait fait un bon repas. Puis, on les traitait comme des chiens, on les commandait par-ci par-là ; du matin au soir, souvent même jusqu’au milieu de la nuit, ils devaient travailler comme des animaux ; certainement qu’il donnerait plusieurs milliers de couronnes pour être resté tranquille chez lui en Laponie. Je représentai alors à Balto d’abord que je ne lui avais jamais promis du café tous les jours, en second lieu que le temps manquait pour