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a travers le grönland.

Le 14, nous ne sommes plus, croyons-nous, qu’à 90 kilomètres[1] environ de terre et pourtant nous n’apercevons encore rien. Les Lapons commencent à avoir la figure longue. Ravna surtout fait grise mine et me confie un soir son inquiétude : « Jamais, me dit-il, nous n’atteindrons la côte occidentale, j’en suis bien certain ».

Un autre jour Balto s’écrie, comme s’il sortait d’un rêve : « Quelle est la distance entre les deux côtes, nul ne peut le savoir, puisque personne n’a encore fait le voyage ». Il ne fut pas facile de lui faire comprendre que néanmoins on pouvait calculer la distance. Intelligent comme il l’était, il parut saisir mes explications en me voyant tracer notre itinéraire sur la carte.

Le 16, à la satisfaction générale, la pente est très accentuée vers l’ouest. Le soir le thermomètre marque seulement -17°,8 ; il nous semble que l’été soit revenu. D’après l’estime, 23 kilomètres nous séparent encore de la terre ferme.

Le 17, il y a juste deux mois que nous avons quitté le Jason. C’est le jour de la distribution de la ration de beurre, et après avoir avalé un excellent thé bien chaud, la joie est complète. C’est également la première fois depuis longtemps que nous ne trouvons pas le matin la toile de la tente recouverte de givre à l’intérieur.

Pendant le déjeuner nous entendons un oiseau chanter. Émoi général. Nous prêtons l’oreille, le chant cesse pour recommencer quelques instants après. A une heure de l’après-midi, nouveau gazouillement ; nous nous arrêtons pour voir voleter un bruant des neiges. Il tourne plusieurs fois au-dessus de nous, il semble qu’il veuille se poser sur les traîneaux, puis il fait un écart et va descendre à quelques pas de nous sur la neige, pour s’envoler bientôt après.

Avec quel plaisir nous contemplons ce joli petit oiseau : c’est pour nous un indice certain du voisinage de la terre. Les gens superstitieux auraient certainement vu un présage dans l’apparition des deux bruants au moment de notre départ de la côte orientale et l’arrivée de celui-ci lorsque nous approchons du terme de notre voyage. Son chant joyeux nous cause une profonde émotion ; main-

  1. Le 15 nous en étions en réalité à 225 kilomètres.