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À LA HACHE

du four ; thé noir, épais comme du rhum ; pommes de terre et ragoût de castor. Le dessert : des prunes bleues, flottant dans un sirop d’ambre.

Sept heures. Je ferme la porte du bureau avec un clou et caresse, en passant, un chien de traîne, puis me sauve au lac. L’Épicier sort de sa petite mansarde, avec aviron et trôle. Il me fait asseoir au milieu du canot. Au départ, le vieux me donne un avis formel :

— J’vous défends ben de grouiller même un ch’veu… Vous savez l’eau est frette en torrieu…

Le crépuscule jette des fraises, au sommet des érables, et se colle délicieusement aux premières feuilles. Le lac est calme. Le jour se repose avant de crever. Le sillage du canot fabrique des écus d’or qui vont s’entasser et se perdre sur la rive. L’aviron chante, en soulevant une dentelle purpurine, laquelle tombe et se déchire, à chaque coup du rameur.

Les yeux noirs de mon compagnon sont fixes. Ses lèvres rudes, closes. J’en respecte le silence. Il songe, sans doute, à la grandeur, au charme de sa vie modeste. N’est-il pas un roi, dans toute cette majesté de nature sauvage ? Peu lui importent les bruits, les fatigues, les dangers de la ville. Ici, l’air pur, lourd de sève, entre dans les poumons sans se contaminer. Ici, l’infini de l’espace s’unit à l’abîme liquide, et,