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Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/173

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Les baleiniers font uniquement la chasse à la baleine. Durant d’interminables croisières ils parcourent tous les océans. Au large et dans les grands fonds, ils poursuivent ces immenses créatures dont la pêche n’est pas sans danger, car un coup de queue de l’animal harponné suffit bien souvent pour faire chavirer la petite embarcation détachée du navire ; alors les hommes, lourdement vêtus, se noient presque toujours.

Les capitaines baleiniers se montrent fort difficiles quant au choix de leur équipage ; ils veulent de fins marins, robustes, courageux, capables de supporter ces longs mois de croisière et ces rares relâches qui ne sont guère qu’une suite d’orgies ; ils veulent aussi être sûrs de leurs hommes et à l’abri des désertions subites. Aussi le meilleur capitaine et le plus habile est-il celui qui embarque seulement des réfractaires de toutes les nations.

En effet, quel intérêt auraient ces derniers à quitter ce navire où, bien payés, bien nourris, ils ont des liqueurs presque à discrétion ? Dans n’importe quel pays civilisé, les déserteurs seraient vite livrés à la justice de leurs contrées respectives, et ensuite pendus, fusillés ou envoyés au bagne, suivant les lois de ces contrées. À bord cependant, les capitaines font eux-mêmes et promptement justice d’un révolté.

Thomy voulait d’abord rejoindre les tribus de nègres et de marrons métis qui fourmillent à l’intérieur du Brésil, mais il changea d’avis après avoir longuement causé et trinqué avec le capitaine malouin ; tous deux convinrent qu’à la faveur de la nuit le matelot se glisserait dans l’embarcation du baleinier, dont le bâtiment appareillerait immédiatement.

La salle de l’auberge, mal éclairée, était presque déserte. Alors, quittant son banc et repoussant son verre à moitié plein, Thomy s’écria :

« Oui, convenu, j’en ai assez du service ; mais vous m’aiderez dans… ce que vous savez ; sinon, rien de fait.

— J’ai promis, répliqua le capitaine. Cependant votre idée est stupide ; qu’est-ce que cela vous rapportera ? et vous et moi risquons gros.

— Rien du tout, puisqu’on vous dit qu’il sera seul ; vous le saisirez par derrière, et, pendant que vous tiendrez ses mains, moi je lui planterai mon petit couteau dans le cœur ; puis nous partirons, et votre barque sera bien loin, avant qu’on songe à celui que je hais depuis quinze ans.

— Enfin, puisque vous le voulez, reprit le capitaine ; mais, encore une fois, s’il crie et que du secours arrive, je vous lâche ; tant mieux si vous me rejoignez, tant pis si vous êtes pincé.