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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

rait en escarmouches et que les régiments d’infanterie des highlanders avaient décidément refoulé l’ennemi.

À midi, lord Raglan crut voir les Russes désarmant de leurs bouches à feu les redoutes qu’ils avaient conquises le matin sur la division turque bousculée au plateau de Kamarac. Pour reprendre ces pièces, lord Raglan ne voulait pas engager le gros de son armée, mais, en lançant à l’ennemi sa cavalerie légère, il crut pouvoir l’empêcher d’emporter les canons.

La cavalerie légère, commandée par lord Cardigan, faisait partie de la division Lucan. Apportant l’ordre du général en chef, le capitaine Nolan partit à fond de train ; mais il dut faire un long circuit, et tout avait changé d’aspect lorsqu’il remit la dépêche à lord Lucan. En ce moment, avec son artillerie et ses tirailleurs, l’ennemi enfilait en écharpe la plaine et la colline où, si elle partait, la cavalerie s’engagerait d’abord afin d’atteindre les canons.

Devant l’hésitation de lord Lucan, de vive voix le capitaine Nolan répéta que « le général devait lancer la cavalerie immédiatement ».

« Mais où faut-il la lancer ? Elle sera écharpée avant d’arriver seulement au bas du ravin.

— Mylord, répondit le capitaine très sèchement, là-haut sont vos canons, et l’ordre est précis. »

Le général n’hésita plus ; mais il s’adressa à l’officier d’ordonnance présent : « Capitaine Keith, dit-il, portez cet ordre à lord Cardigan, et de ma part commandez-lui de se hâter. »

Keith partit, accompagné de Nolan. Lord Cardigan lut deux fois l’ordre de son chef. « C’est incompréhensible, s’écria-t-il, car nous n’arriverions pas dix là-haut. Mylord Raglan doit avoir mal embrassé l’ensemble de la position.

— Voulez-vous, mylord, que je coure au quartier général ? reprit Keith.

— Vraiment, insista Nolan, vos yeux ne vous suffisent-ils pas avec ma parole ? Relisez encore la dépêche ; quant à moi, je puis vous jurer que la décision du commandant en chef ne variera pas. Votre général l’a compris d’ailleurs. Cette hésitation, mylord, ne prendrait-elle pas sa source dans une légère frayeur et… ?

— Capitaine, interrompit Harry Keith en portant la main à son sabre.

— Messieurs, une querelle serait indigne de nous. » Après avoir prononcé ces paroles, lord Cardigan fit sonner la marche, et, sautant sur son cheval, il vint se placer à la tête de sa brigade. Très pâle, les sourcils froncés, il regardait cette belle troupe qui allait mourir.

« Au revoir, Keith, dit-il ; vous parlerez de moi at home. »