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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

mourir avec mes quatre membres, bientôt probablement, si les médecins ne se trompent point.

— Mais, dit Marine avec quelque hésitation, ne croyez-vous pas que vos parents, votre mère…, ou votre père… ?

— Préféreraient de beaucoup un fils sans jambes à un fils mort ; seulement, je n’ai plus de proches parents, et…

— Miss de Résort, s’écria Mrs Arnold, le numéro 10 parle infiniment trop ; empêchez-le de prononcer une autre parole, je vous en prie. Ordre du docteur. »

Sans écouter la dame, le numéro 10 reprit :

« Miss de Résort ? Seriez-vous la parente d’un lieutenant de vaisseau du même nom ?

— C’est mon frère, dit Marine.

— Je ne puis laisser parler davantage le numéro 10, » dit encore Mrs Arnold d’un air sévère.

Le numéro 10 fit une grimace, mais garda le silence. Cependant Keith considérait Marine, cherchant à se rappeler un portrait d’elle que lui avait montré Ferdinand, une assez laide photographie, comme on les faisait alors, et il ne trouvait entre celle-ci et la charmante figure de la jeune fille qu’une très vague ressemblance.

Avant de quitter l’hôpital, Marine questionna un des médecins au sujet du major Keith ; le docteur répondit en se montrant furieux contre le blessé, « qui, disait-il, ayant les deux jambes en bouillie jusqu’aux genoux, eût dû mourir du tétanos, à cause de cet entêtement à refuser l’amputation. Maintenant, la section des membres réussirait peut-être encore ; mais, dans deux ou trois jours, il sera trop tard : l’obstiné major mourra par sa faute dans des souffrances terribles, et…

— Ce sera bien fait, dit Le Toullec en terminant la phrase d’un air naïf.

— Oui, ce sera… Eh bien, qu’est-ce que vous me faites dire, vous, s’écria le médecin, riant malgré lui. Non, ce sera dommage ; mais enfin, pourquoi s’obstiner ? »

En retournant à Kadi-Keui, Marine et son compagnon parlèrent du blessé, et toute la soirée ensuite avec l’amiral, s’entretenant aussi de cette tendance qu’ont les chirurgiens, en temps de guerre, à couper bras et jambes.

Le lendemain et les jours suivants, Marine resta auprès du lit no 10. Aussitôt que Mrs Arnold ne pouvait entendre, on causait surtout de Ferdinand. Marine parlait seule le plus souvent, car le blessé s’affaiblissait beaucoup. Miss Jane Mac-Allen les rejoignait parfois, et les deux jeunes filles voulaient espérer, malgré les affirma-