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L’EMPOISONNEUR

D’autres cercueils et d’autres groupes attendaient.

Tous sont égaux devant la mort !… Sans doute ! Mais tous ne sont pas égaux devant les funérailles. À côté de l’humble cercueil en sapin, un superbe coffre de cèdre, garni de riches poignées ciselées, était une image frappante de cette inégalité.

Joseph en fit la remarque à sa façon :

— Regardez moi ça ! Un coffre en cèdre ! Avait-y peur de se faire manger des mites ?

Mademoiselle Juliette ne daigna pas répondre à cette boutade d’un goût douteux ; son regard errait, avec un peu de mélancolie, sur de lamentables petites boîtes de carton, de celles dont les cordonniers se servent pour livrer les chaussures, de misérables petites boîtes blanches, que l’humilité du sol devait transpercer avant le soir et qui recélaient des petits corps d’enfants mort-nés, de ces petits anges à qui Dieu a voulu épargner les souillures de notre vie terrestre.

À ce spectacle, évoquant les joies et les douleurs de la maternité, elle sentait remuer en elle l’instinct de procréation que l’atavisme a mis dans toute créature vivante.

Quant à la Françoise, elle essuya une larme au souvenir d’une boîte semblable qu’elle était venue déposer là dans sa vingtième année, du temps où son mari vivait encore, s’enivrait chaque jour et la battait comme plâtre.

Les porteurs prévinrent Joseph qu’il pouvait, s’il le désirait, réclamer, avant la fin de la cérémonie, les poignées et le crucifix. Avec une vulgarité qui blessa plusieurs personnes présentes, il répondit crûment :

— Beau dommage ! ça peut encore servir !

Cette phrase brutale tira Jeannette de sa douloureuse torpeur :

— Oh ! non, papa, s’écria-t-elle. Laisse-lui le crucifix, dis, veux-tu ?

Et ses pauvres yeux, rougis et battus par les veilles et les larmes, se levaient vers lui dans une ardente prière. Il trouva l’idée si ridicule qu’il faillit éclater de rire, malgré la solennité du lieu et du moment.

— Tu es folle ! ne put-il s’empêcher de s’exclamer, qu’est-ce que ça peut ben y faire à c’t’heure qu’elle est morte ?

Morte !… Ce mot mit en relief, dans l’esprit de la pauvre enfant, toute l’horreur de la situation ; elle sentit sa gorge serrée par une angoisse convulsive, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

Alors, sa tante intervint réprimandant Joseph d’un petit ton sec :

— Cette petite a raison. Il faut laisser le crucifix !

Joseph fut décontenancé, car sa sœur l’intimidait un peu, avec ses airs froids et austères ; il céda :

— C’est bon, d’abord ! Laissez-lui le crucifix, mais donnez-moi les poignées.

Puis, avec un coup d’œil malicieux vers sa sœur, il répéta à mi-voix :

— Ça peut encore servir !

Et, content de sa funèbre plaisanterie, il poussa du coude la Françoise, qui daigna approuver d’un sourire complaisant.

Après la prière, le triste défilé reprit, sous la pluie, jusqu’à la fosse, dans laquelle des hommes descendaient déjà d’autres cercueils, et, sous les yeux voilés de larmes de la fillette, se déroula l’horrible scène.

Était-ce seulement la douleur de voir partir cet être cher qui lui étreignait le cœur ? N’était-ce pas aussi le pressentiment de la vie misérable qu’allait être la sienne, maintenant qu’elle n’avait plus son ange gardien ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout à coup, il lui sembla que tout se mettait à tourner devant ses yeux : le ciel gris, la pluie froide et persistante, la terre boueuse et détrempée, ces hommes, faisant machinalement leur sinistre besogne, sa tante, qui essuyait furtivement une larme — événement assez extraordinaire, — son père, d’une indifférence révoltante, les autres…

Elle eut une vision rapide et embrouillée de tout ce qui l’entourait, puis comme dans un rêve, elle eut l’impression que sa mère, calme et belle dans sa pâleur, surgissait de la fosse et lui tendait les bras.

Elle fit un pas en avant, murmurant faiblement, mais avec ferveur :

« Maman ! »

Puis un nuage passa devant ses yeux, tandis que ses jambes se dérobaient sous elle.

Et, avant qu’on eût pu la secourir, elle s’effondra sur la terre molle et visqueuse et son corps inerte glissa, glissa dans la