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L’EMPOISONNEUR

fosse, jusqu’au cercueil où sa mère reposait.

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Quand Jeannette reprit connaissance, elle était installée dans la voiture, à côté de Madame Labelle, la bonne voisine, qui la soutenait, tandis qu’un inconnu — un docteur — lui prodiguait ses soins. Sentant l’étreinte de bras doux et maternels, elle conserva une seconde encore l’illusion d’avoir retrouvé celle qu’elle pleurait et répéta avec extase ce doux nom de :

« Maman ! »

Mais elle ouvrit les yeux, reconnut la brave dame ; alors, de violents sanglots la secouèrent, détendant enfin ses nerfs exaspérés par la douleur, la fatigue et l’émotion.

— C’est la fin de la crise, déclara le docteur. Tout danger est écarté. Prenez garde seulement qu’elle n’ait froid.

D’assez mauvaise humeur, Joseph paya le docteur et les voitures reprirent le chemin de la maison mortuaire, où la tante Juliette prépara et servit un léger repas qui fut consommé en silence.

En arrivant, Joseph avait demandé à sa fille si elle voulait aller se coucher, mais celle-ci, craignant la solitude, avait préféré rester près d’eux, dans la cuisine, où, les yeux fixes, l’air absent, elle but une tasse de café sans même s’en rendre compte.

Bientôt, sa tante se leva, embrassa Joseph, émit quelques paroles banales d’encouragement pour Jeanne et prit congé, ainsi que Madame Labelle, et son fils. Avant de partir, le jeune garçon s’approcha de la fillette et chercha vainement une phrase de consolation que l’émotion lui empêchait de trouver. Mais, tandis qu’il lui serrait la main, Jeannette vit des larmes dans ses yeux et elle en fut infiniment touchée. Ces larmes de pitié et de profonde sympathie, elle devait ne jamais les oublier.

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Un court silence succède au départ des voisins.

Dans la cuisine, Jeannette a repris sa morne rêverie. La Françoise, que sa digestion fatigue, résiste avec peine contre le sommeil qu’elle sent l’envahir. Joseph baille, s’étire, se frotte la tête d’une main paresseuse, car il a un peu trop bu pendant la veillée du corps.

Enfin, il émet cette opinion :

— C’est pas mal « dull » !

La Françoise, qui commençait à somnoler, se réveille, ragaillardie par une idée subite et s’exclame :

— Y vous faudrait un petit coup pour vous ramener ! Je paye la traite !

Et, comme c’est une femme de précaution, elle sort un flacon de son sac et le dépose sur la table en ajoutant :

— C’est réduit ! Il est juste bon comme il est là !

Les yeux de Joseph s’éclairent d’une lueur de contentement, mêlée de reconnaissance, et, frappant la table du poing, il s’écrie d’un ton jovial :

— Ah ! ben ça, c’est « blood !… Allons la petite, arrête de jongler et passe-nous de verres !

L’enfant obéit avec répugnance. Le père exige qu’elle se serve aussi, disant que « ça la ramènera », mais dès que ses lèvres entrent en contact avec le poison, elle repose précipitamment son verre, prise d’une quinte de toux.

Cette petite diversion a le don d’amuser beaucoup Joseph et la Françoise qui, bientôt, la boisson aidant, rient sans pudeur dans la maison que vient de quitter la morte.

Alors, dans le cœur de Jeannette, un sentiment obscur se glisse, premier sentiment de haine envers cette femme qui insulte sa douleur et profane le foyer en deuil, où souvent déjà, par sa faute, on a connu la misère et le chagrin.

Par opposition, elle revoit sa mère, sa douce, si belle et si modeste et de nouvelles larmes reviennent en abondance baigner son pauvre visage.

Cela impatiente la Françoise qui s’exclame :

— Achève donc de brailler ! Ça la fera pas revenir !

Puis, pour atténuer la brutalité de cette réflexion, elle ajoute d’un ton doucereux :

— D’abord, ton père est assez jeune pour te trouver une autre maman, quand le deuil sera terminé.

Joseph, qui vient de vider un autre verre, cligne de l’œil, lorgne les restes de beauté de la Françoise et plaisante :

— Eh ! eh ! p’t’êtr’ben toi, la Françoise ?… Hein ?… Pourquoi pas ?