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L’EMPOISONNEUR

— Pourquoi pas ? répète la femme en écho, avant de vider son verre.

C’est plus que Jeanne ne peut en supporter. Elle bondit de sa chaise et, les nerfs tendus par l’indignation et la colère, elle crie, montrant son petit poing :

— Vous… Ah ! non !… Jamais !… Vous êtes trop…

Elle n’a pas le temps d’achever sa phrase ; son père, mi-dressé, mi-appuyé sur la table, l’attrape d’un revers de main qui l’envoie s’écrouler dans un coin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Étendue sur son lit, Jeannette ne pleure pas !… Ses yeux brûlants n’ont plus de larmes !

En un seul jour, elle a connu la douleur, le dégoût et la haine ! Et elle n’a que douze ans !

Pauvre enfant ! Est-ce que sa vie maintenant n’est pas marquée pour ces trois sentiments : douleur, haine et dégoût ?

Que lui réserve l’avenir, à présent que sa mère n’est plus là pour la protéger contre les brutalités de ce père ivrogne ?

Elle l’entend, dans la pièce voisine, causer avec cette femme qui lui verse du poison, elle entend des rires qui la révoltent, des chuchotements qui l’exaspèrent ; puis, bruits de verres et de chaises qu’on range, et cette phrase, dite par son père :

— C’est à mon tour, à c’t’heure, de payer la traite !

Et la voix traînante de la femme qui réplique :

— Ben ! viens t’en chez moi ! Tu sais ben que j’en manque jamais !

Alors, c’est le claquement de la porte qu’on referme et, enfin, le grand silence dans la maison en deuil.

Jeannette pousse un soupir de soulagement. Il lui semble qu’elle peut mieux penser à sa maman, à présent que les autres sont partis. Mais bientôt, brisée de fatigue et d’émotion, elle s’endort et, dans son sommeil, elle revoit son ange gardien et l’appelle doucement :

« Maman !… Maman !… »


II

UNE ESCAPADE


Un an a passé.

En cachant son âge véritable, Jeannette a pu trouver de l’ouvrage dans une manufacture de cigares. Outre qu’elle rapporte sa petite paye à la maison, ce qui fait qu’elle est un peu moins brutalisée et un peu mieux nourrie, elle est heureuse de pouvoir s’échapper, neuf heures par jour, de l’enfer qu’est devenu le logis, depuis que son père a épousé la Françoise.

Ce n’est pas que cette femme soit foncièrement méchante, mais quand Jeanne songe à ce qu’était sa vraie mère, elle ne peut éprouver que de l’aversion pour la remplaçante à qui il faut chaque jour, — ainsi qu’au père, du reste, — un petit flacon pour « se ramener ».

Malgré les coups, le travail et les chagrins, l’enfant s’est considérablement transformée pendant cette année ; elle se développe rapidement et l’on devine quelle créature charmante elle sera bientôt. Mais ses yeux ont gardé toute leur limpidité et son cœur toute son innocence.

Elle a su se faire aimer de toutes ses petites camarades de manufacture, à peine plus âgées qu’elle, et qui ne manquent jamais de lui donner sa part des petites friandises qu’elles apportent.

Un jour de paye, elle décide de leur rendre la politesse. Elle sait bien qu’elle risque d’être battue si elle n’apporte pas à son père la somme au complet, mais elle a honte de toujours accepter et de ne jamais offrir. Aussi, elle achète des gâteaux et, comme il fait un temps superbe, les fillettes décident d’aller les manger au parc Lafontaine.

Et voici la bande joyeuse s’engouffrant dans un tramway, au coin des rues Saint-Laurent et Ontario, riant de tout, du soleil, qui répand la gaieté, du jeune homme, qui fait un clin d’œil, du vieux juif, qu’on bouscule un peu et qui grogne dans sa barbe, du conducteur, qui proteste parce qu’il n’a pas son compte de billets, mais riant surtout à l’idée de l’escapade innocente, image du grand élan vers la Liberté qu’éprouvent toutes les pauvres gens.

Les réflexions gamines et ingénues apportent un souffle de fraîcheur dans le triste véhicule.

Même joie pendant le transfert à la rue Amherst !

Enfin, voici le parc, resplendissant sous la toilette neuve que vient de lui faire le roi Printemps.

Les enfants s’élancent, s’ébrouant com-