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Page:Nel - L'empoisonneur, 1928.djvu/27

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L’EMPOISONNEUR

— Vous êtes bien pressé !… C’est pas clair, tout ça !

— Mais avance donc !

— Non, patron !… Quand il s’agit de contrebande, je suis votre homme, mais l’affaire de cette nuit… ça sent mauvais ! Moi, je « revire de bord » !

Une lueur de rage passa dans les yeux du terrible vieux. Il fit presque le geste de porter la main à sa poche, mais il se contint. Malgré sa position incommode, le chauffeur pouvait se défendre ; il fallait ruser.

— Eh bien ! revire donc, si tu as peur, mais c’est un voyage perdu… à double tarif !

— Tant pis, pour le voyage ! J’aime mieux de même !

L’homme desserra son frein… mais il ne remit pas la machine en marche, car il venait d’être frappé d’un coup de poignard entre les deux épaules.

Avec une vigueur surprenante chez un homme de son âge, le bandit tira sa victime hors de la voiture et la traîna jusqu’au fossé, assez profond en cet endroit, en prenant bien garde de ne pas tacher ses vêtements. D’ailleurs l’arme était restée enfoncée jusqu’à la garde dans la plaie, d’où ne s’écoulait qu’un mince filet de sang. Ayant dissimulé le cadavre de son mieux, Lorenzo le fouilla, prit sa licence de chauffeur, son maigre rouleau d’argent (il ne faut rien laisser perdre !) et son mouchoir. Avec ce dernier, il essuya soigneusement les coussins de l’auto, puis, retournant à sa victime, il sortit le poignard de la blessure, évitant le jet de sang ; très calme, il essuya l’arme qu’il remit en poche, jeta le mouchoir sur le corps et « s’embarqua ».

Avant minuit, il longeait le lac Témiscamingue, où il choisit un endroit désert pour se laver soigneusement les mains. Au petit jour, il approchait d’Halibury.

La situation devint alors assez critique, car sa réserve de gazoline était presqu’épuisée ; il eût bien pu se rendre jusqu’au prochain garage et se réapprovisionner, mais c’était laisser une trace de son passage, une piste dangereuse. Il savait que chaque matin des mineurs partaient à pied de Timmins pour la fosse de South Porcupine ; il y avait de grosses chances pour que le cadavre fut bientôt découvert. L’alerte serait donnée et la possession de l’automobile volée deviendrait une épée de Damoclès.

Lorenzo, examinant les rives du lac, trouva bientôt ce qu’il cherchait : une falaise surplombant un gouffre ; il mit la machine en marche, la dirigea vers l’abîme, en sauta prestement, la laissant tomber dans le vide et disparaître sous les flots.

Il ne restait plus nul indice de sa culpabilité dans son second crime de la nuit. Mais il ne lui fallait pas moins continuer sa fuite, car on devait actuellement le rechercher à Timmins et dans les environs pour son meurtre précédent.

Il gagna Halibury à pied et déjeuna, puis s’informa des heures des trains. Il n’y en avait pas pour North Bay ce jour-là, mais le bateau de Ville-Marie devait partir vers neuf heures, ce qui permettait de faire la connexion sur l’autre rive, dans la province de Québec, avec le train de Mattawa.

Il adopta ce parti et, le soir même, confortablement installé dans une couchette de wagon-lits, il roulait vers Ottawa, fort satisfait de n’avoir laissé aucune piste derrière lui.


VII

FUGITIF


Ses débuts dans la carrière du crime n’auraient pas dû encourager Joseph Lespérance, alias, Louis Comte, à persister dans cette voie, car son coup d’essai lui avait rapporté bien plus de craintes et de remords que de profits et sa seconde opération, après avoir failli lui coûter la vie, le laissait fugitif et sans argent.

Malheureusement, il était pris dans le fatal engrenage. Obligé de pourvoir à sa subsistance et de se cacher, de plus en plus aigri contre ses semblables, il allait demander au crime les compensations de tentatives malchanceuses.

Quand il eut senti ses forces lui revenir, dans le bon lit qu’un voisin charitable avait bien voulu lui fournir, ainsi qu’à Hector, il se prit à réfléchir.

Après le long évanouissement causé par les maîtres coups de poings encaissés, la chaleur du brasier l’avait ranimé ; ayant à peine repris ses sens, il lui fallut une seconde — qui lui parut affreusement longue — pour réaliser la situation. Sa première impression fut qu’il avait succombé