Aller au contenu

Page:Nel - La flamme qui vacille, 1930.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LA FLAMME QUI VACILLE

révélant l’énergie. Un instant, il s’examina dans la glace, avec plus de regret que de complaisance. Cependant, à 40 ans, il était ce qu’on est convenu d’appeler un très bel homme. De son séjour dans l’armée, il avait conservé une allure militaire, un air d’autorité, une ligne soigneusement entretenue, un port martial, mais sans raideur. À la ville comme dans le home, il était très élégant, vêtu avec un chic parfait, une distinction rare.

Son visage seul avait changé, mais, malgré les petites rides naissantes, les fils d’argent de ses tempes et de sa petite moustache en brosse, il offrait encore un aspect très séduisant, celui d’un homme d’action, d’un chef, d’un combattif, ayant gardé la branche et l’allure de sa jeunesse.

Sous sa robe de chambre, de soie très belle, cependant discrète de teinte, dépassait le pli impeccable de son pantalon. Il allait regagner sa chambre pour s’habiller quand la sonnette retentit.

— « Au diable l’importun, » bougonna-t-il, agacé par une visite trop matinale à son goût et, lorsque son domestique parut, il déclara avec humeur :

— Je n’y suis pas !

— Bien, monsieur, répondit le serviteur stylé, en tournant les talons.

Mais Julien le rappela :

— Qui est-ce que c’est, Victor ?

— Mademoiselle Mélanie, Monsieur.

— Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

— Que Monsieur veuille bien m’excuser, mais…

— Je ne t’en ai pas laissé le temps !

— Oh ! je ne dis pas ça, monsieur, je ne dis pas ça.

— Non, mais tu le penses !… Et tu as raison, mon ami.

— Eh bien ! Fais entrer Mélanie.

— C’est que…

L’homme hésitait, ne sachant s’il devait se permettre de rappeler à son maître qu’il portait une robe de chambre. Suivant son regard, Julien Marville comprit :

— Oh ! dit-il, avec Mélanie, il n’y a pas de gêne.

— Mademoiselle Mélanie n’est pas seule.

Julien Merville prit la carte que Victor lui présentait et lut ce nom familier, mais dont, après plus de quinze ans, il ne pouvait se rappeler l’origine :

— Rosaire Sarment !… Je connais ça, pourtant, murmurait-il, sans pouvoir, comme on dit, mettre un visage sur le nom.

— Comment est-ce monsieur ? interrogea-t-il enfin.

— C’est un homme, Monsieur.

— Naturellement.

— Je veux dire que ce n’est pas un vrai Monsieur… enfin, pas un Monsieur comme… comme Monsieur, par exemple. C’est plutôt un homme comme… comme moi, enfin, un homme, quoi ! Mais la jeune fille est… très bien, tout à fait bien.

— La jeune fille ?

— Qui les accompagne.

— Comment ? Mais c’est une vraie délégation, alors. Eh bien ! Victor, mon brave ami, fais entrer Mélanie et sa troupe.

— Mais c’est que… devant la jeune fille !

Nouvelle allusion à la robe de chambre.

— Ah ! oui, c’est vrai, s’exclama Julien. Victor, tu es une perle ! Et l’on prétend qu’il n’y a plus de domestiques.

— Il y en a encore, Monsieur, mais ils sont rares.

— Eh bien ! perle rare, tandis que je vais m’habiller, dessers la table, fais entrer et prie d’attendre !

Et il quitta la salle à manger.

Tandis qu’il rassemblait le couvert sur un plateau, Victor maugréait :

— Ah ! si nos maîtres ne nous avaient pas pour leur rappeler les usages du monde !… En quel siècle vivons-nous, grand Dieu ! en quel siècle…

Il fut interrompu par l’apparition de sa maîtresse, Madame Cécile Merville.

Cécile était, à 33 ans, dans tout l’épanouissement de sa beauté ; cependant ses yeux n’avaient plus la douceur rêveuse qui en avait fait le plus grand charme. Elle était vêtue avec élégance, d’une robe de maison, un peu trop riche, peut-être, mais de fort bon goût.

Elle interrogea, car, malheureusement, ce ménage, si uni autrefois, faisait déjà chambre à part :

— Monsieur est parti ?

— Pas encore, Madame. Monsieur s’habille !

Et Victor sortit, avec dignité… et son plateau chargé.

Seule, Cécile jeta un coup d’œil distrait sur le journal que, ce matin-là, Julien avait négligé de déplier, puis elle bâilla et s’étira paresseusement ; enfin, elle prit, entre ses doigts soignés la carte que son mari avait jetée sur un meuble, en lut distraitement la mention et la reposa avec une nonchalante indifférence.

— Asseyez-vous et attendez !

C’était Victor qui, d’un ton brusque et supérieur, introduisait les visiteurs. Apercevant soudain sa maîtresse, dont il avait oublié la présence dans cette pièce, il s’excusa avec obséquiosité.

Madame Merville le congédia d’un ton sec et, en femme du monde, salua les visiteurs.

D’ailleurs, Mélanie Thumas, dactylographe à la veille de coiffer Sainte-Catherine, d’allure désinvolte et de franc parler, s’exclama sans gêne :

— Bien le bonjour, Madame Merville !

— Bonjour, Mélanie, répondit Cécile. Qu’arrive-t-il donc ? Une catastrophe ?

— À peu près, Madame. Je me marie.

— Ah !… tous mes compliments !

— Vous pouvez bien dire vos sympathies, allez ! Il est assez « velimeux, » mon Polyte. Mais comme ils sont tous à peu près dans le même « style, » aussi bien Polyte qu’un autre. D’abord, j’ai pas choisi : qui choisit prend pire, Non… c’est lui qui m’a choisie.

— Je l’en félicite ! dit aimablement Madame Merville, égayée par les mines et le parler de la dactylo de son mari. Elle l’estimait beaucoup, malgré sa vulgarité, car elle savait qu’elle était honnête et très bonne. Aussi, peut-être, parce que, avec ses lunettes rondes et sa gomme à