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Page:Nel - La flamme qui vacille, 1930.djvu/29

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LA FLAMME QUI VACILLE

Assis, maintenant, dans une pose d’immense découragement, il se parlait à lui-même, oublieux de la présence de Simone :

— Dans les premières années, j’avais cru pouvoir être heureux… infiniment… indéfiniment… Nous nous adorions. Ma femme était pour moi une associée, courageuse et dévouée. Et puis, l’argent est arrivé… trop vite. Oh ! pas méchamment sans doute, mais inconsciemment, en enfant gâté. Pour un luxe que le monsieur trouve excessif, c’est la scène grotesque et lamentable : on raille, on insulte, on blesse et puis… on pleure un peu et le tour est joué. Ou bien, si le monsieur résiste, on boude jusqu’à ce qu’il ait cédé ; il n’y a gagné qu’un peu de temps… et beaucoup de tristesse. De tous ces malentendus répétés, un malaise naît, grandit, s’aggrave… et l’amour meurt. Et l’on est l’un et l’autre bien malheureux !

Devant cet homme si courageux, que la Providence avait semblé favoriser et qui mettait ainsi à nu une âme vibrante de détresse, Simone, profondément remuée, ne put s’empêcher de murmurer :

— Et vous êtes plus près du bonheur… et vous êtes plus près de Dieu. Vos souffrances, vos blessures, causées par le Destin, vous élèvent, les nôtres, filles de la haine et de la cupidité nous abaissent.

De sa voix douce et grave, Simone dit, avec une profonde pitié :

— Je vous plains de tout mon cœur. Vous méritez d’être mieux aimé !

Sans même l’entendre, il poursuivait :

— Quand vous m’êtes apparue, la glace qui, depuis cinq ans, pesait sur mes épaules, a fondu au soleil de votre sourire. Votre adieu m’a fait l’impression d’un linceul, son écho résonne à mes oreilles comme un glas.

Simone comprit combien il était sincère et tout ce qu’il y avait de respectueux dans les sentiments de Monsieur Merville. Elle vit qu’il souffrait et, puisque sa présence journalière devait être une consolation pour lui, elle prit tout à coup le parti charitable de ne pas l’abandonner entièrement à sa détresse.

Raccrochant à la patère son chapeau et son manteau, elle dit avec simplicité :

— Je resterai.

Puis, sans lui laisser le temps de la remercier, elle annonça sur un ton parfaitement professionnel :

— Si vous voulez signer le courrier, Monsieur Merville, il est prêt !


VII

LA VEILLÉE CHEZ ROSAIRE


— Tu n’as presque rien mangé, père. Tu mériterais que je te gronde.

— Je n’ai pas faim… Les injures, c’est indigeste… ça nourrit.

Tandis que Simone allait et venait, transportait plats et vaisselle de la table à l’évier où fumait un bassin d’eau bouillante, le vieux s’installait dans la « berçante ».

Évoquant la scène de l’après-midi, la jeune fille eut un retour d’indignation :

— Oh ! la méchante femme ! Oser supposer de pareilles choses !

Rosaire ne répondit pas de suite. Sous prétexte d’allumer sa pipe, il préparait ce qu’il allait dire ; c’était si délicat, étant donné la pureté d’âme de sa petite :

— J’avoue, déclara-t-il enfin, que les apparences y ont aidé un peu. Vois-tu ? tu n’aurais pas dû donner une de tes roses à Monsieur Merville et tu aurais mieux fait d’éviter de rentrer en même temps que lui. Oh ! je sais bien ! Tout cela s’est fait sans que tu y penses. Tu ne pouvais guère y voir du mal, ma chère enfant, mais la vie n’est pas toujours aussi propre que tu te l’imagines, le monde est souvent plus méchant. Et puis, que veux-tu ? Ces femmes riches et désœuvrées, ça ne peut s’occuper qu’à deux choses : faire du mal… ou en inventer.

— Il me semble qu’elles auraient plus de joie à faire du bien : employer leurs loisirs à vêtir ceux qui n’ont rien à se mettre sur le dos et le surplus de leur argent à nourrir ceux… qui n’ont rien à se mettre sous la dent.

— Ah ! oui, il te semble…

On frappait, Simone alla ouvrir et revint, suivi d’un beau jeune homme, d’une vingtaine d’années, type d’ouvrier endimanché, à l’air décidé, au regard loyal. Ils entrèrent juste au moment où Rosaire, achevant sa pensée, prononçait ces mots :

— Mais toi, petite, tu es une sainte.

— Je suis tout à fait de votre avis, confirma le nouveau venu, en lui serrant la main.

— Bonsoir, mon garçon, répartit le bonhomme. Ah ! toi, tu pourras dire que t’as gagné le gros lot à la loterie du mariage.

— Mais je n’en ai jamais douté.

Simone emportait le pardessus et le chapeau du visiteur, tandis que Rosaire le faisait asseoir, en demandant :

— Et puis, es-tu content ?

— Content ? C’est-à-dire que je suis très heureux !

J’ai eu mon augmentation et elle arrive juste à point, puisque, dans un mois, on sera deux… en attendant d’être trois !

Le jeune homme partit d’un gros rire qu’il arrêta net, en entendant la réprimande de Simone, qui revenait :

— Voyons, Paul !

La voyant rougissante, il devint cramoisi et balbutia :

— J’ai t’y dit quelque chose de mal ? Je savais pas ! Excusez !

Simone causa de suite du sujet qui la préoccupait :

— Si tu le veux bien, Paul, pendant quelques temps, je préférerais continuer à travailler de mon côté. Monsieur Merville serait réellement désappointé si je partais aussi brusquement, et puis.

Elle hésita un peu, cherchant les termes à employer, mais, voulant être tout à fait franche, elle reprit :

— C’est un homme très sensible, pas très heureux… tu comprends ? Il s’est rapidement