Page:Nel - Le crime d'un père, 1930.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
LE CRIME D’UN PÈRE

elle vivait maintenant, recluse et digne, chez ses parents.

René ne la plaignait pas, car c’était au contact de ce cœur froid et dur que le sien s’était fermé à jamais à l’amour, du moins le croyait-il.

Là, était le Bon Pasteur et sa chapelle, froide, austère et imposante, où il avait demandé l’aide de Dieu.

Par enchaînement d’idées, il revécut le drame rapide de cette matinée où sa famille avait été si cruellement frappée. Il eut une pensée de douloureuse pitié pour sa pauvre sœur, Henriette, peut-être morte à l’heure actuelle, pour le petit Jean-Paul, qu’on n’avait jamais pu retrouver. Qu’était-il devenu ?… Peut-être un de ces enfants martyrs, comme le petit Freluquet, qu’il avait rencontré mendiant, rue Saint-Laurent.

Bien qu’il s’apitoyât sur le sort de l’infirme, dont il était bien décidé à étudier le cas étrange, une autre figure prit bientôt possession de son rêve : une silhouette de jeune fille, frêle et délicate, mais dont les yeux gris et le menton volontaire, révélaient tant d’intelligence et de courage.

Et, chose étrange, les traits austères du jeune docteur se détendaient, l’expression mélancolique de son regard s’estompait, tandis qu’en pensée il revoyait le pâle sourire aux dents blanches et les beaux yeux gris, pleins de reconnaissance affectueuse, de la petite Greluchette, humble mendiante.

 

L’automobile stoppait rue Dorchester, devant l’Hôpital Général. René ferma son esprit au rêve pour le donner complètement à son sacerdoce.

Le professeur Renouard avait été mandé d’urgence pour essayer de sauver un pauvre diable qu’une balle de révolver logée dans la région du cœur mettait dans un état fort précaire.

Quand les deux hommes et leurs aides entrèrent dans la salle d’opération, le patient s’y trouvait déjà, endormi, « apprêté », et le maître commença immédiatement l’opération, avec cette sûreté de main et cette lucidité d’esprit qui faisaient de lui un « as » du scalpel. D’Anjou surveillait ses moindres gestes, devinant ses désirs, tenant d’avance tout prêt l’instrument qu’un coup d’œil allait demander. Soudain, la main du professeur sembla hésiter ; surpris, René leva les yeux sur son visage qu’il vit pâle, empreint d’une expression de douleur. Renouard, surpris par une crise cardiaque, tombait dans les bras de l’infirmière, tandis que son jeune élève, ayant saisi le scalpel avant qu’il ne tombât, se penchait sur le patient et, sans nervosité, continuait l’opération.

Quand Renouard eut repris ses sens, il s’élança vers la table et voyant que tout était terminé, suivant les règles de l’art, il ouvrit ses bras pour étreindre avec émotion celui qu’il appelait son fils.

 

Il était dix heures seulement quand les deux hommes quittèrent l’hôpital. Au moment de s’installer dans l’automobile, auprès de son maître, René aperçut, au coin de la rue Saint-Dominique, les petits mendiants qu’il avait déjà secourus. Priant Renouard de l’excuser, il se dirigea vers les enfants pour leur faire l’aumône et s’informer de leur santé, mais de loin, il fut frappé par l’aspect fiévreux du petit infirme, qui grelottait, les pommettes enfiévrées, tandis que sa compagne, dont le doux visage se penchait vers lui, semblait vouloir l’entraîner vers l’ouest, le soutenant avec sollicitude.

Un soupçon, qui avait déjà hanté l’esprit de René, au sujet de l’étrange maladie de l’enfant, lui revint plus précis, plus vif. Alors, contenant son indignation, il suivit de loin les malheureux.

CHAPITRE V

LA DÉLIVRANCE


Courage !
En un moment les vents peuvent tourner,
Bien loin de vous, ils peuvent entraîner
L’orage !


Par un étrange contraste, c’est pendant que René d’Anjou, achevant avec sang-froid la tâche du professeur Renouard, sauvait la vie à un homme, que l’infâme Zénobie s’adonnait à son vice d’alcoolique, tandis que son époux, « étirant » ses vingt-cinq cents, « seinait » à la taverne quelques verres de bière supplémentaires.

En approchant du taudis, les enfants, sans s’en apercevoir, ralentissaient l’allure de leur marche, appréhendant l’accueil qu’ils savaient les y attendre. Mais, quand ils arrivèrent à la rue Clarke, ils virent la pocharde sortir de l’impasse et marcher, titubant vers la rue Sainte-Catherine. Ils en profitèrent pour s’introduire dans la maison, pouvant escompter du moins quelques instants de répit avant la scène qu’ils ne manqueraient pas d’avoir au retour de leur marâtre.

Cependant, Freluquet a peur et c’est bien malgré lui que Greluchette, le voyant si malade et craignant de le voir mourir dans la rue, a fait acte d’autorité pour le ramener au logis :

— Tu pouvais pas rester dehors, explique-t-elle ; il fait froid et t’as la fièvre !… Allons ! glisse toi sous la « couverte », et pis, inquiète toi pas ! Je dirai aux vieux qu’c’est moi qui t’a fait rentrer !

— Non, non, je veux pas ! Ils te battraient !… Je veux pas qu’ils te battent, toi !… Ah ! si j’étais fort… !

— Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je te défendrais… et je les tuerais !…

— Tu m’aimes donc bien, Freluquet :

— Oh ! oui, Greluchette !… Et toi, comment que tu m’aimes ?

— Comme si tu états mon petit frère pour de bon.

— Ah !…

— D’abord, tu est faible et tu souffres…

— Ah ! je comprends !… tu m’aimes… par pitié.

— Mais non, voyons !

— Dis moi, Greluchette, sais-tu ce que c’est qu’aimer.

— Oh ! oui !…

— Dis un peu pour voir ?