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LE CRIME D’UN PÈRE

— Ah ! laissez-le tranquille, hein !… Ou bien, gare à vous !

René qui surveille la scène, caché, prêt à intervenir, ne peut s’empêcher de remarquer que cette jeune fleur sauvage et délicate, se pare dans la colère qui l’anime, d’une étrange et farouche beauté.

Zénobie ne semble pas toutefois en être touchée ; voyant cette chétive fillette qui ose lui tenir tête, elle devient folle de rage, veut s’élancer, trébuche, s’empêtre dans une chaise et s’écroule avec plus de fracas que de dignité.

Greluchette, dont la jeune insouciance reprend vite le dessus, éclate aussitôt d’un rire perlé et René est ébloui de la clarté de ses dents petites, humides et régulières, de la fraîcheur de ses accents joyeux et juvéniles.

À ce moment, la porte s’ouvre et Polyte entre à son tour, un peu éméché, lui aussi. Zénobie ne lui laisse pas le temps de parler ; elle glapit :

— Ah ! te v’là, toi ?… C’est pas trop tôt !

— Qu’est-ce qu’y a donc, sa mère ?

— C’est c’te petite canaille-là qui m’a attaquée, gémit la femme. Y se sont mis tous les deux après moi !

L’homme rugit :

— Ah ! c’est comme ça qu’ils nous remercient pour toutes nos bontés !… Ben, passe-moi le fouet !… Je vas les faire danser, moi !… Veux-tu lâcher ton couteau, ma petite crasse !… Lâche-le tout de suite ou je te tue !

Et il lève son fouet. Ce geste est de trop : instinctivement, René a bondi et, d’un coup de poing bien placé, il envoie rouler le bonhomme.

Moitié par colère, moitié par plaisir, il cède à l’envie de ramasser l’instrument et de s’en servir un peu.

— C’est vous qui allez danser, maintenant !… Tiens, ma vieille sorcière, voilà pour te secouer les puces !

Et il applique quelques coups pas trop forts, sur les reins de la mégère, qui hurle comme si on l’écorchait.

Greluchette voit soudain Polyte, prêt à s’élancer, couteau en main. Elle pousse un cri de frayeur, puis instinctivement, réalisant que son sauveur n’aura pas le temps de parer le coup, elle se jette dans les jambes de l’assaillant qui chancelle et s’effondre.

René comprenant ce qui s’est passé, se retourne vers son agresseur :

— Ah ! tu en veux, toi aussi ?… Eh bien ! attrape !… Tiens, ma fripouille !… Je vais t’apprendre à maltraiter des enfants !… Maintenant, ouste, dans le coin tous les deux !… Et tenez-vous bien tranquilles ou je tape avec le manche !… Quant à vous, mes amis, allez m’attendre dehors, pendant que je dis quelques mots à ces bandits. Je vous rejoins à l’instant !

Greluchette le récompense d’un regard de gratitude et entraîne Freluquet, lui disant :

— Je te l’avais bien dit, moi, qu’il nous sauverait !

Après le départ des enfants, René se retourne vers le triste couple qui, dompté maintenant, ne songe qu’à demander grâce avec bassesse et platitude. Il prévient, menaçant :

— Maintenant, vous deux, écoutez-moi bien !… Je prends ces enfants sous ma protection. Si jamais vous essayez de les approcher, malheur à vous ! Et si ce soir, vous n’avez pas quitté la ville, je me charge de vous faire coucher en prison pour les avoir martyrisés !

— Martyrisés ! geint Zénobie hypocritement, c’est-y Dieu possible de parler « de même » !… Nous qu’ont été si bons pour eux !…

— On les a élevés !…

— Choyés !

— Dorlottés !…

— Nourris !…

— À la sueur de notre front !…

— On les a soignés quand y z’étaient malades !

— Tenez !… V’là encore les remèdes à Freluquet !…

— Taisez-vous, malheureux ! clame René. Je les connais, ces remèdes !… D’ailleurs, je les emporte pour les faire analyser et je vous le répète : quittez la ville ou sinon… gare à vous !

Et, jetant le fouet avec mépris, il sort.

Les deux misérables se regardent un instant, interloqués. Comme dans toutes les grandes circonstances, c’est Zénobie qui retrouve la première l’usage de la parole :

— Et puis ?

— Et puis quoi ?

— Tu le laisses partir comme ça ?

— Mais…

— Peureux !

— Moi, peureux ? Moi ? proteste Polyte, indigné. Laisse fare !… Ça se serait pas passé « de même » si j’avais été plus fort que lui !… j’y aurais montré ce que c’est qu’un homme.

— Un homme, toi ?… Une poule mouillée, c’est tout ce que t’es !…

— Zénobie, fais attention comment ce que tu parles !

— Ah ! tu me fais rire, Père la Tremblotte !…

— Ah Zénobie !…

— Sang de navet !

— Zénobie ! je vas me fâcher !…

— Toi ?… Ben, viens-y donc un peu pour voir !…Penses-tu que j’te crains ?

Et s’emparant du fouet :

— Ah ! tu vas te fâcher ?… Eh bien ! moi, je vas te calmer !… J’vas te montrer qu’est-ce qu’est le « boss icitte » !

— Pardon, proteste plus faiblement Polyte, le « boss », c’est moi.

— Qu’est-ce que t’as dit ?

— Le boss, c’est…

— Tu vas « en manger une » !… qui c’est qu’est le « boss » ?

— C’est… c’est…

— Attention !

Polyte comprend que c’est sérieux et, abandonnant toute dignité, se décide à céder :

— C’est toi, Zénobie !

— Alors, conclut la matrone avec logique, si c’est moi, j’ai le droit de taper !… Tu vas « en manger une pareille !… »