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LE CRIME D’UN PÈRE

LA VIE CANADIENNE

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but de se faire un nom retentissant. Phinéas voulait devenir Barnum, le grand Barnum, le Barnum national, l’homme de tous les Etats-Unis , de l’Atlantique au Mississipi, de Boston à la nouvelle-Orléans. Il prenait toute la république pour lui seul, sans partage. Roi ou rien. La fortune viendrait à la suite, entraînée par le succès, par la force même des choses qu’il innovait. C’est le génie tel que nous le comprenons sous une forme ou sous une autre. On s’ennuie partout, disait-il, j’amuserai le peuple, il remplira ma bourse. La fortune est venue, elle s’en est allée, mais il l’a ramenée à lui et l’a commandée en maître jusqu’à la fin de sa longue carrière. Grand lecteur de livres instructifs, il y trouvait matière à réflexion et en tirait profit. Savoir bien lire n’est pas un don accordé à tout le monde. Il s’assimila les Evangiles et ce montreur de curiosités prêchait le dimanche comme pas un. Sa faconde populaire devenait alors onctueuse, tendre, persuasive, étrangement religieuse vu son caractère public, mais à la façon de Franklin, il parlait proverbe, vie pratique, expliquant la morale adoptable à chaque moment du jour et semait la note de la droiture, du sentiment chrétien, de la justice et de l’honneur sur un ton qui faisait plier les endurcis. Il avait vingt ans.

On lui faisait des ovations. Il en préparait lui-même qui semblaient être spontanées. C’était un manieur d’esprits, en tant qu’il s’agissait des foules. Les journaux s’avisèrent de s’en moquer, il retourna la critique, ou plutôt l’employa pour son compte avec une adresse qui fit taire les jeunes acharnés contre lui. Ses proclamations, annonçant qu’il allait payer ses dettes en quittant tel ou tel endroit sont des petits chef-d’oeuvres. Après avoir parcouru à grandes journées chacun des centres des Etats-Unis, il avait des amis personnels partout grâce à sa table, ses manières affables, toutes rondes et à la ponctualité de ses paiements. Il était devenu artiste dans la direction d’un cirque, faisait du théâtre en tout genre, conduisait une exposition régionale à merveille, donnait des courses de chevaux, établissait des hôtels, organisait des sérénades, des concerts, promenait des masses de gens sur les lacs et les rivières, créait des piques-niques monstres et prêchait toujours l’Evangile. Il avait vingt-cinq ans.

Très assidu à l’église, co-opérant aux bonnes oeuvres, il ne faisait l’aumône aux particuliers qu’après avoir constaté le mérite du cas. “On rit de mes blagues, disait-il, mais je n’ai jamais trompé personne, mes employés le savent bien et quant au public il a toujours reçu au-delà de ce que mes programmes promettaient. ” Aussi, sa réputation allait-elle grandissante. Lorsqu’il donnait dans les campagnes des représentations à dix sous, tout le monde se retirait disant : “Ça vaut trente sous” et, dans les villes, s’il poussait le billet à trente sous avec plus d’étalage et plus de pompe sur la scène, on s’en allait criant : “Ça vaut double du prix”. Qui étaient bons juges ? Ceux qui voyaient et payaient. Li’American Muséum, de New-York, se trouvant contraint de liquider par suite de la mort de son fondateur, Barnum offrit aux syndics de continuer les expositions. A quel titre ? zlcheter l’institution ? Très bien, mais à crédit. Essayons. Tout le bazar est coté quinze mille piastres. Barnum accepte et. . . paie la forte somme en quinze mois, durant lesquels il avait attiré dans cette boutique des milliers et des milliers de citoyens qui auparavant n’y avaient jamais mis le pied. L’aimant attire le fer. Barnum de même attirait la population. Alors, il se lance dans les nouveautés hardies et aborde les monstruosités. Le musée devient un réceptacle de tout ce qui peut surprendre l’oeil ou l’imagination. On y ajoute une salle de théâtre pour tenir la clientèle en bonne humeur. C’est le rendez-vous populaire. Sur ce dernier mot Barnum fit une observation : “Populaire, oui, à New-York. Il me faudrait un triomphe américain, tous les Etats !” Voyez ce qui suit. La veille du 4 juillet, l’un de ses employés alla demander au recteur de l’église Saint-Paul la permission de frapper des cordages sur les propriétés ecclésiastiques pour suspendre les pavillons en travers de la rue durant la fête nationale, mais la permission étant refusée, Barnum fit tout de même accrocher ses cables aux arbres du recteur et en conduisit l’autre extrémité aux fenêtres du muséum qui étaient en face. Alors grand déploiement de bannières, riches et voyantes, et en quantité. A neuf heures du matin, la foule remplissait les abords de la place, admirant et battant des mains. Le recteur se montra pour protester. Barnum se montra pour haranguer le peuple, lui demandant son opinion sur l’apparence de tout l’arrange¬