Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/131

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avait longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien innocents, comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du pied gauche, mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, — grâce au souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.

— Te voilà ! petit Parisien, me dit le père Dodu. Tu viens pour débaucher nos filles ?

— Moi, père Dodu ?

— Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n’y est pas ?

— Père Dodu, c’est vous qui êtes le loup.

— Je l’ai été tant que j’ai trouvé des brebis ; à présent je ne rencontre plus que des chèvres, et qu’elles savent bien se défendre ! Mais vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire : « L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes. »

— Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout. 

Le père Dodu se mit à entonner un air à boire ; on voulut en vain l’arrêter à un certain couplet scabreux que tout le monde savait par cœur. Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières, disant qu’on ne chantait plus à table. J’avais remarqué déjà que l’amoureux de la veille était assis à sa gauche. Il y avait je ne sais quoi dans sa figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui ne m’était pas inconnu. Il se leva et vint derrière ma chaise en disant :

— Tu ne me reconnais donc pas, Parisien ?  

Une bonne femme, qui venait de rentrer au dessert, après nous avoir servis, me dit à l’oreille :

— Vous ne reconnaissez pas votre frère de lait ?  

Sans cet avertissement, j’allais être ridicule.

— Ah ! c’est toi, grand frisé ! dis-je, c’est toi, le même qui m’a retiré de l’ieau !  

Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance.