Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous… Comme ce peuple est ignorant ! Ah ! l’éducation, je m’y suis livré bien longtemps. Ma philosophie me console de tout ce que j’ai perdu.

— Et un petit verre ! dit mon compagnon.

— J’accepte si vous me permettez de définir la loi divine et la loi humaine…

La tête commençait à me tourner au milieu de ce public étrange ; mon ami cependant, prenait plaisir à la conversation du philosophe, et redoublait les petits verres pour l’entendre raisonner et déraisonner plus longtemps.

Si tous ces détails n’étaient exacts, et si je ne cherchais ici à daguerréotyper la vérité, que de ressources romanesques me fourniraient ces deux types du malheur et de l’abrutissement ! Les hommes riches manquent trop du courage qui consiste à pénétrer dans de semblables lieux, dans ce vestibule du purgatoire, d’où il serait peut-être facile de sauver quelques âmes… Un simple écrivain ne peut que mettre les doigts sur ces plaies, sans prétendre à les fermer.

Les prêtres eux-mêmes qui songent à sauver des âmes chinoises, indiennes ou tibétaines, n’accompliraient-ils pas dans de pareils lieux de dangereuses et sublimes missions ? — Pourquoi le Seigneur vivait-il avec les païens et les publicains ?

Le soleil commence à percer le vitrage supérieur de la salle, la porte s’éclaire. Je m’élance de cet enfer au moment d’une arrestation, et je respire avec bonheur le parfum de fleurs entassées sur le trottoir de la rue aux Fers.

La grande enceinte du marché présente deux longues rangées de femmes dont l’aube éclaire les visages pâles. Ce sont les revendeuses des divers marchés, auxquelles on a distribué des numéros, et qui attendent leur tour pour recevoir leurs denrées d’après la mercuriale fixée.

Je crois qu’il est temps de me diriger vers l’embarcadère de Strasbourg, emportant dans ma pensée le vain fantôme de cette nuit.