Page:Nerval - Les Filles du feu.djvu/142

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celles. — C’est ainsi que, sortant du théâtre avec l’amère tristesse que laisse un songe évanoui, j’allais volontiers me joindre à la société d’un cercle où l’on soupait en grand nombre, et où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois, — tels qu’il s’en est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et dont les discussions se haussaient à ce point que les plus timides d’entre nous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n’arrivaient pas enfin pour couper court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes.

« Buvons, aimons, c’est la sagesse ! » Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là me dit : « Voici bien longtemps que je te rencontre dans le même théâtre, et chaque fois que j’y vais. Pour laquelle y viens-tu ? »

Pour laquelle ?… Il ne me semblait pas que l’on pût aller là pour une autre. Cependant j’avouai un nom. — « Eh bien ! dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l’homme heureux qui vient de la reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n’ira la retrouver peut-être qu’après la nuit. »

Sans trop d’émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué. C’était un jeune homme correctement vêtu, d’une figure pâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie et de douceur. Il jetait de l’or sur une table de whist et le perdait avec indifférence. — Que m’importe, dis-je, lui ou tout autre ? Il fallait qu’il y en eût un, et celui-là me paraît digne d’avoir été choisi. — Et toi ? — Moi ? C’est une image que je poursuis, rien de plus.

En sortant, je passai par la salle de lecture, et machi-