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DRUSES ET MARONITES.

çaient à se faire sentir sur Yousouf et sur l’étranger ; une douce langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi-heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à rire, à s’agiter et à parler avec une volubilité extrême, l’étranger surtout, qui, strict observateur des défenses, n’avait jamais goûté de cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles, inouïes, inconcevables, traversaient son âme en tourbillons de feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son maintien ; puis la vision s’éteignait, et il se laissait aller mollement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.

— Eh bien, compagnon, dit Yousouf saisissant cette intermittence dans l’ivresse de l’inconnu, que te semble de cette honnête confiture aux pistaches ? Anathématiseras-tu toujours les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur manière ?

— Le hachich rend pareil à Dieu, répondit l’étranger d’une voix lente et profonde.

— Oui, répondit Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clef à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela, dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité. Moi, j’ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours le même et toujours varié : lorsque je me retire dans ma cange, chancelant