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VOYAGE EN ORIENT.

sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruissellement perpétuel d’hyacinthes, d’escarboucles, d’émeraudes, de rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des fantaisies merveilleuses…, comme au sein de l’infini, j’aperçois une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. Est-ce un ange, une péri ? Je ne sais. Elle s’assied à mes côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur une rivière d’argent, poussée par une brise chargée de parfums.

— Heureuse et singulière vision ! murmura l’étranger en balançant la tête.

— Ce n’est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j’avais pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange passait à la pointe de l’île de Roddah. Une femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n’en avaient pas moins un éclat céleste ; son voile entr’ouvert laissait flamboyer, aux rayons de la lune une veste roide de pierreries. Ma main rencontra la sienne ; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de fleur, ses bagues, dont les ciselures m’effleurèrent, me convainquirent de la réalité.

— Près de l’île de Roddah ? se dit l’étranger d’un air méditatif.

— Je n’avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre garde à la remarque de son confident improvisé ; le hachich n’avait fait que développer un souvenir enfoui au plus profond de mon âme, car ce visage divin m’était connu. Par exemple ? où l’avais-je vu déjà, dans quel monde nous étions nous rencontrés, quelle existence antérieure nous avait mis en rapport, c’est ce que je ne saurais dire ; mais ce rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causaient aucune surprise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange,