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VOYAGE EN ORIENT.

faire musulman, et ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que sa femme aussi voulait embrasser l’islamisme. On s’occupait des moyens d’empêcher ce scandale : le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais le clergé musulman mettait de l’amour-propre à triompher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle de l’argent, une bonne place et différents avantages ; les autres disaient au mari : « Tu auras beau faire, en restant chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie est clouée là ; on n’a jamais vu en Europe un domestique devenir seigneur. Chez nous, le dernier des valets, un esclave, un marmiton, devient émir, pacha, ministre. ; il épouse la fille du sultan ; l’âge n’y fait rien ; l’espérance du premier rang ne nous quitte qu’à la mort. » Le pauvre diable, qui peut-être avait de l’ambition, se laissait aller à ces errances. Pour sa femme aussi, la perspective n’était pas moins brillante ; elle devenait tout de suite une cadine, l’égale des grandes dames, avec le droit de mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le habbarah noir et les babouches jaunes ; elle pouvait divorcer, chose peut-être plus séduisante encore, épouser un grand personnage, hériter, posséder la terre, ce qui est défendu aux yavours, sans compter les chances de devenir favorite d’une princesse ou d’une sultane mère gouvernant l’empire du fond d’un sérail.

Voilà la double perspective qu’on ouvrait à de pauvres gens et il faut avouer que cette possibilité des personnages de bas étage d’arriver, grâce au hasard ou à leur intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que leur passé, leur éducation ou leur condition première y puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe d’égalité qui, chez nous, n’est écrit que dans les codes. En Orient, le criminel lui-même, s’il a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune carrière fermée : le préjugé moral disparaît devant lui.

— Eh bien, il faut le dire, malgré toutes ces séductions de la loi turque, les apostasies sont très-rares. L’importance qu’on attachait à l’affaire dont je parle en est une preuve. Le consul