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VOYAGE EN ORIENT.

Elles me criaient de tous côtés : Bakchis ! bakchis ! et je tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres n’en profitassent exclusivement ; mais ces derniers, pour me rassurer, s’offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et même de l’eau-de-vie ; alors, ce furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande et belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah. Je m’approchai ; elle me regarda d’un air dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors, elle croisa les bras et poussa des cris d’admiration. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure blanche ? voilà ce qui dépassait sa compréhension. J’augmentai cette surprise en ôtant un de mes gants, et, alors, elle se mit à crier :

Bismillah ! enté effrit ? enté Seythan ? (Dieu me préserve ! es-tu un esprit ? es-tu le diable ?)

Les autres ne témoignaient pas moins d’étonnement, et l’on ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes ingénues. Il est clair que, dans leur pays, j’aurais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle ne tarda pas à reprendre son occupation première avec cette inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d’un instant.

J’eus la fantaisie de demander ce qu’elle coûtait ; mais le drogman m’apprit que c’était justement la favorite du marchand d’esclaves, et qu’il ne voulait pas la vendre, espérant qu’elle le rendrait père… ou bien qu’alors ce serait plus cher.

Je n’insistai point sur ce détail.

— Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées ; passons à d’autres nuances. L’Abyssinienne est donc bien rare sur le marché ?

— Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah,