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VOYAGE EN ORIENT.

marine, et la consigne était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions étaient épuisées, et cela ne nous annonçait qu’un triste déjeuner pour le lendemain.

Au point du jour toutefois, notre pavillon avait été signalé, ce qui prouvait l’utilité du conseil de madame Bonhomme, et le janissaire du consulat français venait nous offrir ses services. J’avais une lettre pour le consul, et je demandai à le voir lui-même. Après être allé l’avertir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire grande attention, afin de ne toucher personne et de ne point être touché pendant la route. Il marchait devant moi avec sa canne à pomme d’argent, et faisait écarter les curieux. Nous montons enfin dans un vaste bâtiment de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la physionomie d’un okel ou caravansérail. C’était pourtant la demeure du consul ou plutôt de l’agent consulaire de France, qui est en même temps l’un des plus riches négociants en riz de Damiette.

J’entre dans la chancellerie ; le janissaire m’indique son maître, et j’allais bonnement lui remettre ma lettre dans la main.

Aspetta ! me dit-il d’un air moins gracieux que celui du colonel Barthélémy quand on voulait l’embrasser.

Et il m’écarte avec un bâton blanc qu’il tenait à la main. Je comprends l’intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes ; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire très-adroitement l’enveloppe avec le bout des pinces, et déploie ensuite la feuille, qu’il tient à distance devant ses yeux en s’aidant du même instrument.

Alors, sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quarantaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle invitation ; mais je pensai d’abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur fournir.