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VOYAGE EN ORIENT.

maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n’a pas prévu le scepticisme de notre temps.


V — IDYLLE


Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d’échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu’à ce qu’il en sache un autre plus nouveau. L’esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une mélopée traînante et soporifique. C’étaient, je m’en souviens, les deux vers suivants :

« Ya kabibé ! sakel nô !…
Ya makmouby ! ya sidi ! »

J’en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait à mon vocabulaire. J’en demandai le sens à l’Arménien, qui me répondit :

— Cela veut dire un petit drôle.

Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l’explication, ainsi qu’il convient quand on veut s’instruire.

Le soir, l’Arménien me dit qu’il était fâcheux que le vent ne fût pas meilleur, et que cela l’inquiétait un peu.

— Pourquoi ? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très-bien sur ce vaisseau.

— Ce n’est pas cela, me dit-il, mais c’est que nous pourrions bien manquer d’eau.

— Manquer d’eau ?