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VOYAGE EN ORIENT.

À ces mots, les courtisans tombèrent prosternés devant la reine de Saba et l’adorèrent.

Mais elle, palpitante et confuse, craignait de s’être engagée plus avant qu’elle ne l’aurait voulu.

Pendant la pause qui suivit cette partie du récit, un incident assez singulier occupa l’attention de l’assemblée. Un jeune homme, qu’à la teinte de sa peau, de la couleur d’un sou neuf, on pouvait reconnaître pour Abyssinien (Habesch), se précipita au milieu du cercle et se mit à danser une sorte de bamboula, en s’accompagnant d’une chanson en mauvais arabe dont je n’ai retenu que le refrain. Ce chant partait en fusée avec les mots : Iaman ! Iamant ! accentués de ces répétitions de syllabes traînantes particulières aux Arabes du Midi. Iaman ! Iaman ! Iamant !… Sélam-Aleik Belkiss-Makéda !… Iamant ! Iamant !… Cela voulait dire : « Iémen ! ô pays de l’Iémen !… Salut à toi, Balkis la grande !… Ô pays d’Iémen ! »

Cette crise de nostalgie ne pouvait s’expliquer que par le rapport qui a existé autrefois entre les peuples de Saba et les Abyssiniens, placés sur le bord occidental de la mer Rouge, et qui faisaient aussi partie de l’empire des Hémiarites. Sans doute, l’admiration de cet auditeur, jusque-là silencieux, tenait au récit précédent, qui faisait partie des traditions de son pays. Peut-être aussi était-il heureux de voir que la grande reine avait pu échapper au piège tendu par le sage roi Salomon.

Comme son chant monotone durait assez longtemps pour importuner les habitués, quelques-uns d’entre eux s’écrièrent qu’il était melbous (fanatisé), et on l’entraîna doucement vers la porte. Le cafetier, inquiet des cinq ou six paras (trois centimes) que lui devait ce consommateur, se hâta de le suivre au dehors. Tout se termina bien sans doute, car le conteur reprit bientôt sa narration au milieu du plus religieux silence.