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VOYAGE EN ORIENT.

et traversées, il fallut les subir encore pour revoir la lumière, quand les eaux eurent regagné leur lit. Ces routes étaient périlleuses, le climat intérieur dévore. Durant l’aller et le retour, nous laissâmes dans chaque région quelques compagnons. Seul, à la fin, je survécus avec le fils que m’avait donné ma sœur Noéma.

» Je rouvris la pyramide, et j’entrouvris la terre. Quel changement ! Le désert !… des animaux rachitiques, des plantes rabougries, un soleil pâle et sans chaleur, et çà et là des amas de boue inféconde où se traînaient des reptiles ! Soudain un vent glacial et chargé de miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je le rejette, et l’aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel poison froid circule dans mes veines ; ma vigueur expire, mes jambes fléchissent, la nuit m’environne, un noir frisson s’empare de moi. Le climat de la terre était changé : le sol, refroidi, ne dégageait plus assez de chaleur pour animer ce qu’il avait fait vivre autrefois. Tel qu’un dauphin enlevé du sein des mers et lancé sur le sable, je sentais mon agonie, et je compris que mon heure était venue…

» Par un suprême instinct de conservation, je voulus fuir, et, rentrant sous la pyramide, j’y perdis connaissance. Elle fut mon tombeau ; mon âme alors, délivrée, attirée par le feu intérieur, revint trouver celles de mes pères. Quant à mon fils, à peine adulte, il grandissait encore ; il put vivre ; mais sa croissance s’arrêta.

« Il fut errant suivant la destinée de notre race, et la femme de Cham[1], second fils de Noé, le trouva plus beau que le fils des hommes. Il la connut : elle mit au monde Koùs, le père de Nemrod, qui enseigna à ses frères l’art de la chasse et fonda Babylone. Ils entreprirent d’élever la tour de Babel ; dès lors, Adonaï reconnut le sang de Kaïn et recommença à le persécu-

  1. Selon une tradition du Talmud, ce serait l’épouse même de Noé qui aurait mêlé la race des génies à la race des hommes, en cédant aux séductions d’un esprit issu des dives. Voir le Comte de Gabalis, de l’abbé de Villars.