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LES NUITS DU RAMAZAN.

mais, ayant projeté d’aller aux Eaux-Douces, nous remerciâmes. M. B*** voulut nous accompagner jusqu’au Bosphore.

Nous restâmes quelque temps sur la berge à attendre un caïque. Pendant que nous parcourions le quai, nous vîmes venir de loin un homme d’un aspect majestueux, d’un teint pareil à celui des mulâtres, magnifiquement vêtu à la turque, non dans le costume de la réforme, mais selon la mode ancienne. Il s’arrêta en voyant M. B***, qui le salua avec respect, et nous les laissâmes causer un instant. Mon ami m’avertit que c’était un grand personnage, et qu’il fallait avoir soin de faire un beau salamalek, quand il nous quitterait, en portant la main à la poitrine et à la bouche, selon l’usage oriental. Je le fis d’après son indication, et le mulâtre y répondit fort gracieusement.

J’étais sûr que ce n’était pas le sultan, que j’avais vu déjà.

— Qui est-ce donc ? dis-je lorsqu’il se fut éloigné.

— C’est le kislar-aga, me répondit le peintre avec un sentiment d’admiration, et un peu aussi de terreur.

Je compris tout. Le kislar-aga, c’est le chef des eunuques au sérail, l’homme le plus redouté après le sultan et avant le premier vizir. Je regrettai de n’avoir pas fait plus intimement la connaissance de ce personnage, qui paraissait, du reste, fort poli, mais fort convaincu de son importance.

Des attachés arrivèrent enfin ; nous quittâmes B***-Effendi, et un caïque à six rameurs nous emporta vers la côte d’Asie.

Il fallut une heure et demie environ pour arriver aux Eaux-Douces. À droite et à gauche des rivages, nous admirâmes les châteaux crénelés qui gardent, du côté de la mer Noire, Péra, Stamboul et Scutari contre les invasions de Crimée ou de Trébizonde. Ce sont des murailles et des tours génoises, comme celles qui séparent Péra et Galata.

Quand nous eûmes dépassé les châteaux d’Asie et d’Europe, notre barque entra dans la rivière des Eaux-Douces. De hautes herbes, d’où s’envolaient çà et là des échassiers, bordaient cette embouchure, qui me rappelait un peu les derniers courants du Nil se jetant près de la mer dans le lac de Péluse. Mais, ici, la