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DE PARIS À CYTHÈRE.

les feuilles des forêts ; il faisait des terrains, des fonds fuyants, des horizons ; le daguerréotype arrive, il lui coupe le paysage sous le pied ; déjà, dans chaque ville nouvelle, nous en rencontrons deux ou trois, qui n’attendent pour fonctionner qu’un rayon de soleil ; mais le soleil est rare dans la saison où nous sommes, et nos paysagistes mécaniques n’ont que la ressource de l’aller chercher au-dessus des nuages, en se livrant à des ascensions périlleuses.

Ce sont bien les hautes Alpes que l’on découvre de tous côtés à l’horizon. J’avoue que je ne les connaissais pas encore. On avait prétendu me les montrer à Lyon, du haut de Fourvières ; à Nice, du haut d’une montagne qui domine la ville ; mais je n’en avais pris qu’une idée fort nulle ou fort vague. Me voilà donc en face du mont Blanc ! Je voudrais bien me rappeler les vingt vers de Delille qui l’ont rendu célèbre ; mais je ne me souviens que de ceux qui ont immortalisé le café :

Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
Boire dans chaque goutte un rayon de soleil !

Ce qui n’est nullement applicable ! C’était anciennement un poëte bien commode que celui-là, qui avait cloué sur chaque paysage une belle épigraphe d’alexandrins. Toute la nature se trouvait étiquetée comme au Jardin botanique. Les gens du monde rencontraient là de l’enthousiasme tout fait, comme les compliments de bonne année. Il existe encore à Genève beaucoup d’admirateurs de Delille.

J’ai donc cherché le mont Blanc toute la soirée ; j’ai suivi les bords du lac, j’ai monté sur les plus hautes terrasses de la ville ; j’ai fait le tour des remparts, n’osant demander à personne : « Où est donc le mont Blanc ? » Et j’ai fini par l’admirer sous la forme d’un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d’aller planter tout en haut un drapeau tricolore, pendant qu’il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige