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DE PARIS À CYTHÈRE.

Tout ce régime est extrêmement despotique, j’en conviens ; mais il faut bien se persuader que l’Autriche est la Chine de l’Europe. J’en ai dépassé la grande muraille… et je regrette seulement qu’elle manque de mandarins lettrés.

Une telle organisation, dominée par l’intelligence, aurait, en effet, moins d’inconvénients : c’est le problème qu’avait voulu résoudre l’empereur philosophe Joseph II, tout empreint d’idées voltairiennes et encyclopédistes. L’administration actuelle suit despotiquement cette tradition, et n’étant, plus guère philosophique, reste simplement chinoise.

En effet, l’idée d’établir une hiérarchie lettrée est peut-être excellente ; mais, dans un pays où la tradition de l’hérédité domine, il est assez commun de penser que le fils d’un lettré en est un lui-même. Il reçoit l’éducation qui convient, fait des vers et des tragédies, comme on apprend à en faire au collége, et succède au génie et à l’emploi de son père, sans exciter la moindre réclamation. S’il est entièrement incapable, il fait faire un livre historique, un volume de vers ou une tragédie héroïque par son précepteur, et le même effet est obtenu.

Ce qui prouve combien la protection accordée aux lettrés par la noblesse autrichienne est intelligente, c’est que j’ai vu les écrivains allemands les plus illustres, méconnus et asservis, traînant dans des emplois infimes une majesté dégradée.

J’avais une lettre de recommandation pour l’un d’eux, dont le nom est plus célèbre peut-être à Paris qu’à Vienne ; j’eus beaucoup de peine à le découvrir dans l’humble coin de bureau ministériel qu’il occupait. Je voulais le prier de me présenter dans quelques salons, où j’aurais voulu n’être introduit que sous les auspices du talent, je fus surpris et affligé de sa réponse.

— Présentez-vous simplement, me dit-il, en qualité d’étranger ; dites aussi que vous êtes parent d’un attaché d’ambassade (mon cousin Henri !), et vous serez parfaitement reçu ; car ici tout le monde est bon, et l’on est heureux d’accueillir les Français, ceux du moins qui ne font aucun ombrage au