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lorely.

On comprend que je ne parle pas ici des voyageurs spéciaux qui se bornent à dire : « Ce pays est agréablement varié et coupé de rivières, qui y répandent l’abondance et la fertilité, etc. La ville est grande et bien bâtie, et les rues sont suffisamment aérées ; ses habitants sont actifs et industrieux ; le commerce des cuirs y fleurit particulièrement. » À la fin du xviiie siècle déjà, l’on s’apercevait que ces froides nomenclatures avaient peu d’intérêt pour le lecteur ; aussi quelques écrivains avaient-ils imaginé de mêler à leurs tableaux une certaine dose d’idées sentimentales ; Raynal, par exemple, l’encyclopédiste, s’écriait en décrivant un pays des rives du Gange : « Ô rivage d’Ayauba ! tu n’es rien, mais tu possèdes le tombeau d’Élisa ! » suivait une méditation à la façon des Nuits d’Young, sur la mort d’Élisa, amie du voyageur, dont le destin se trouvait singulièrement mêlé à l’Histoire philosophique des deux Indes.

Vous comprenez que je ne prétends pas ici sacrifier l’intelligence des écrivains d’autrefois à celle des modernes, mais constater seulement ce fait singulier, que les paysagistes littéraires sont presque tous de notre siècle.

Il semble ainsi que cette faculté soit un appendice à des qualités de peinture et de poésie beaucoup plus élevées encore. Il y a dans tout grand poëte un voyageur sublime ; mais plusieurs, comme Walter Scott, comme Chateaubriand et comme Victor Hugo, ne se servent des impressions qu’ils ont recueillies, recomposées ou devinées à l’aspect des villes et des pays, que pour poser la scène de leurs vastes compositions ; d’autres, comme Byron et Lamartine, font des poésies et des poëmes avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage ; ceux-là parcourent la terre comme les anges de Thomas Moore, en la frôlant à peine du pied. Il est vrai que leur génie les met au-dessus des impressions vulgaires et triviales, et que leur fortune les défend également des bizarres traverses qui peuvent émouvoir la fantaisie humoristique d’un touriste ordinaire.

En effet, le Voyage de Sterne, les Feuilles éparses d’un voyageur enthousiaste d’Hoffmann, les Impressions de voyage d’A-