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LES NUITS DU RAMAZAN.

— Je ne sers point un kafir (un hérétique).

Kafir ! m’écriai-je, car c’était une insulte : un kafir, c’est toi-même, fils de chien !

Je n’avais pas songé que cet homme, sans doute fidèle musulman sunnite, n’adressait son injure qu’au costume persan que je portais, et qui me déguisait en sectateur d’Ali ou schiite.

Nous échangeâmes quelques mots vifs, car il ne faut jamais laisser le dernier mot à un homme grossier en Orient ; sans quoi, il vous croit timide et peut vous frapper, tandis que les plus grosses injures n’aboutissent qu’à faire triompher l’un ou l’autre dans l’esprit des assistants. Cependant, comme le pacha voyait la scène avec étonnement, mes compagnons, qui avaient ri beaucoup d’abord de la méprise, me firent reconnaître pour un Franc. Je ne cite cette scène que pour marquer le fanatisme qui existe encore dans les classes inférieures, et qui, très-calmé à l’égard des Européens, s’exerce toujours avec force entre les différentes sectes. Il en est, du reste, à peu près de même du côté des chrétiens : un catholique romain estime plus un Turc qu’un Grec.

Le pacha rit beaucoup de l’aventure et se mit à causer avec le peintre. Nous nous rembarquâmes en même temps que lui après la fête ; et, comme nos barques avaient à passer devant le palais d’été du sultan, situé sur la côte d’Asie, il nous permit de le visiter.

Ce sérail d’été, qu’il ne faut pas confondre avec l’autre, situé sur la côte européenne, est la plus délicieuse résidence du monde. D’immenses jardins, étagés en terrasses, arrivent jusqu’au sommet de la montagne, d’où l’on aperçoit nettement Scutari sur la droite, et, aux derniers plans, la silhouette bleuâtre de l’Olympe de Bithynie. Le palais est bâti dans le style du XVIIIe siècle. Il fallut, avant d’y entrer, remplacer nos bottes par des babouches qui nous furent prêtées ; puis nous fûmes admis à visiter les appartements des sultanes, vides, naturellement, dans ce moment-là.