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TANTE GERTRUDE

combien vous avez été injuste dans vos soupçons à mon égard.

Mlle de Neufmoulins s’était reprise et, dévisageant hardiment le régisseur, elle déclara de sa voix sarcastique :

— Oh ! je sais ! Vous avez si bien circonvenu cette petite sotte qu’elle ne dira pas autrement que vous ! Vous ne pouvez pourtant pas nier lui avoir parlé d’amour, j’imagine ?

— Non, je ne le nie pas… J’aime Mme Wanel depuis… depuis le jour où je l’ai vue, je crois, répondit Jean avec dignité, et sans baisser les yeux. Cet amour a grandi singulièrement ces derniers temps. Ses malheurs, son isolement, ses efforts vraiment touchants pour arriver à vous satisfaire, mademoiselle, sa bonté, sa douce résignation devant des rebuffades le plus souvent injustes m’ont ému jusqu’au fond de l’âme et m’ont fait éprouver pour elle une affection profonde, capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices, qui ne peut qu’honorer celle qui en est l’objet, fût-ce même de la part d’un mendiant ! de l’être le plus pauvre et le plus misérable ! Je croyais bien qu’elle ignorerait toujours ce culte ardent que je lui avais voué et il a fallu une circonstance extraordinaire, un de ces coups qui vous prennent par surprise, pendant lesquels on n’est plus maître de sa volonté… Si mes lèvres ont trahi mon cœur, hier, c’est de votre faute, mademoiselle, déclara hardiment Jean Bernard, en regardant la vieille châtelaine bien en face.

— Mais, vraiment, ce manant est d’une audace !

— Oui ! — et la voix brève du régisseur monta à un diapason plus élevé, imposant silence à Mlle de Neufmoulins, subjuguée par le ton tranchant et l’expression impérieuse des yeux noirs — oui, c’est votre faute ! Cette enfant que vous devriez protéger et que vous semblez torturer à plaisir est arrivée chez moi affolée, hors d’elle-même !… Elle est venue à moi comme à son seul ami, le seul être en qui elle eût confiance, qui pût l’aider, la guider… Éperdue, sanglotante, elle m’a dit que vous l’aviez chassée, demandant d’elle une chose qu’elle ne pouvait vous accorder. Vous vou-