Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/166

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avec délicatesse, m’avaient attiré les bonnes grâces du valet de chambre du général en chef. Sa conversation, ornée de tous les petits détails qui concernaient son maître, me captivait vivement, et je regrette bien que ma mémoire n’en ait pas conservé davantage. Quel profit je tirerais aujourd’hui des confidences de ce camarade ! Que de petites causes, de mouvements d’humeur, de caquets malins, de charmants caprices, ont influé sur les destins de l’Europe. Ah ! que n’ai-je écrit sous la dictée de ce brave indiscret. Vous auriez un historien de plus !

Nous avions tous deux pour autre intime connaissance un nommé Bernard, maréchal de logis, vrais comique de régiment, sachant toutes les aventures scandaleuses de l’armée, se moquant de tout sur la terre, à commencer par lui, et ne pensant pas qu’on pût s’amuser autre part qu’à la guerre. Il était connu pour dire tout ce qui lui passait par la tête, et quand il se permettait des plaisanteries un peu trop fortes sur les chefs, il faisait semblant d’être ivre, et, à la faveur de cette ruse, il tenait les propos les plus hardis. C’est ainsi que, voyant passer un soir un certain fournisseur qui se promenait avec le général Verseuil et ses aides de camp, il me dit tout haut :

— Tu vois bien ce marchand de vieux souliers, qui vient faire ici son commerce. Eh bien, c’est un espion du Directoire ; il vient voir comment se porte le général en chef, pour en donner des nouvelles à Paris.

— Veux-tu bien te taire, lui disait-on.

— Quand je vous dis que c’est un espion… criait-il encore plus fort. Ah ! vous ne voulez pas m’en croire, eh bien, je m’en vais l’en faire convenir devant vous.

Et il poursuivait le fournisseur avec tant d’acharnement, qu’il fallut courir après Bernard, demander pardon pour son état d’ivresse, et le ramener de force. Cependant le fournisseur et toute sa société n’avaient pas perdu un mot de la dénonciation de Bernard. Et l’expérience a prouvé qu’elle était très-fondée. Aussi avait-il repris son sang-froid pour nous dire au moment de rentrer à la caserne :

— Ah ! le grand sournois ! c’est égal, je ne l’ai pas manqué.