Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/30

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tant la marquise m’ordonna d’aller dire à sa femme de chambre de se rendre auprès de madame de Civray. Pensant bien que les secours d’une femme de chambre lui seraient fort inutiles, je pris sur moi d’aller lui demander si elle en avait besoin. L’apercevant sur la terrasse qui conduit au bois, je me dirigeai de ce côté. Le bruit de mes pas la fit tressaillir ; elle n’osa se retourner, et je devinai l’impression désagréable qu’allait lui causer le son de ma voix. Elle en espérait une autre, et dans sa surprise elle ne chercha pas même à le cacher.

— Je me sens fort bien, me répondit-elle en essuyant ses yeux ; dites à ma tante que je la remercie ; je n’ai besoin de personne : la chaleur de la salle à manger m’a porté un instant à la tête ; mais depuis que je respire le grand air, je ne souffre plus.

Elle étouffait si visiblement en prononçant ces derniers mots, que j’en eus pitié. L’idée que j’étais en partie l’auteur de son supplice, tout en flattant mon orgueil, attendrit mon cœur. Une jolie femme qui pleure a toujours eu de grands droits sur mon âme, et sans réfléchir si la consolation que je ménageais à madame de Civray ne lui coûterait pas plus de larmes un jour qu’elle n’en versait alors, je résolus de lui rendre l’objet de ses regrets présents. Voilà un impertinent valet ! dites-vous, mesdames, en me voyant ainsi disposer du sort de vos amours. Ce nouveau Frontin voudrait-il nous faire croire qu’un homme comme il faut attend l’avis de son valet de chambre pour se brouiller ou se raccommoder avec celle qu’il aime ? Non, mesdames, il ne l’attend pas ; mais il le suit plus souvent qu’on ne pense. Je sens tout ce qu’il y a d’humiliant à convenir que les nobles effets ont des causes si vulgaires ; et cependant il arrive souvent que le moindre mot d’un être dont on fait peu de cas a quelquefois la puissance de faire naître ou de détruire des sentiments qu’on supposait ou imaginaires ou éternels. Dieu semble avoir fait le monde ainsi pour y maintenir un fonds d’égalité impérissable. En donnant au riche les passions qui remplacent la misère, il a laissé au pauvre tous les trésors de la flatterie ; et chacun se trouve bien du partage.