Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/320

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Cependant, ne pouvant plus contenir l’indignation que m’inspirait la conduite de mon maître, je pris le parti de l’aborder un matin et de lui dire :

— Monsieur connaît mon attachement pour lui : je l’ai cru à toute épreuve ; mais je n’avais pas prévu que mon maître me rendrait témoin de son ingratitude pour sa mère, et je veux sortir de cette maison avant de voir succomber à sa douleur la femme que j’honore le plus.

— Vous voulez me quitter, dit Gustave, en se retournant d’un air fier : vous êtes libre ; dispensez-vous seulement de donner à votre caprice des prétextes qui m’offensent.

— La vérité a souvent ce triste privilége, repris-je ; mais vos bienfaits m’ont acquis le droit de vous la dire, et je serais un lâche si je ne vous avertissais pas, en partant, de l’abîme où l’on vous conduit.

— Je suis las des avertissements qu’on me prodigue.

— Eh bien, ordonnez-moi de me taire, sinon je braverai votre courroux même, pour vous éclairer sur la fatale influence qui, après vous avoir coûté la vie de madame Rughesi, vous rend aujourd’hui le bourreau de votre mère.

Ici Gustave mit la main sur ses yeux, et un profond soupir s’échappa de son sein ; je continuai :

— J’ignore si madame de Verseuil mérite ou non la fortune, que vous lui destinez ; un seul fait l’accuse, c’est votre conduite envers tous ceux qui vous aiment, depuis qu’elle vous captive ; car on peut juger du caractère d’une femme par les débats qu’elle excite et les défauts qu’elle encourage ; encore si pour prix de tant de torts elle vous rendait heureux. Mais ne vois-je pas chaque jour les tourments qu’elle vous cause ? Sans cesse agité par la méfiance qu’elle vous inspire, et l’obligation de paraître ne pas douter de sa fidélité, vous n’osez ni la défendre, ni vous plaindre. On ne peut en parler sans blesser votre orgueil, et c’est pour l’épier ou pour lui obéir que vous délaissez des amis, une mère adorable ; que vous étouffez jusqu’au sentiment qui devait, disiez-vous, doubler votre existence. Ah ! je ne puis sans un profond regret, ajoutai-je d’une voix entrecoupée, je ne puis voir mon maître, ce bon jeune homme dont tant de nobles qualités assuraient