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Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/47

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M. de Saumery dit qu’il serait curieux de voir comment le nouvel acquéreur de ce château célèbre en massacrait tous les souvenirs.

— Car je vous préviens, ajouta-t-il, que vous y trouverez à chaque pas les traces de son irrévérence. Vous verrez que ce butor aura fait sa basse-cour de la place à Madame. En France c’est toujours ainsi ; l’intérêt du présent absorbe tout ; on se fait étouffer pour aller voir les décorations d’un café nouvellement ouvert par quelque intrigant, Italien ou Français, dont le nom finit toujours par un i, et l’on passe chaque jour dans la rue où demeurait Molière, sans daigner jeter les yeux sur la maison qu’habitait ce génie immortel. L’asile qui reçut les derniers soupirs de M. de Voltaire offre-t-il rien aux regards des étrangers qui les avertisse du lieu où s’éteignit ce flambeau des lumières du siècle ? Non ! des volets soigneusement fermés annoncent seulement le respect de la maîtresse de la maison pour une chambre consacrée par la mort de son illustre ami ; respect fort rare en ce pays, et dont il faut lui faire honneur, en la remerciant de n’avoir pas permis que quelque sot locataire, quelque antiphilosophe, vînt jusque dans son appartement braver l’ombre de ce grand homme. Mais ce sentiment religieux ne devrait-il pas être partagé par la nation qui se glorifie de l’avoir vu naître ? Et quelque monument ou une simple inscription ne devrait-elle pas au moins recommander sa dernière demeure à la postérité ? Ah ! lui-même l’a dit :

    Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
    Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
    Élevons nos esprits à la hauteur suprême
        Des fiers enfants de Romulus :
    Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
        Que nous ne faisons pour nous-même.

(Voyage à Berlin.)

À cet exemple de notre indifférence pour les souvenirs, M. de Saumery en ajouta beaucoup d’autres ; je sortis pour donner les ordres relatifs au voyage du lendemain. Je dis qu’on tînt un cheval prêt pour moi, espérant que mon maître