Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/91

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— Il est certain qu’au premier aperçu cela paraît étrange ; mais, en y réfléchissant, on finit par trouver assez naturel que tant de veuves et d’orphelins se réunissent pour se distraire de leurs regrets, sans qu’aucun d’eux ait le droit de reprocher à l’autre l’inconvenance de son plaisir. Au reste, ce bal est charmant, quoique le luxe en soit banni, mais une foule de jeunes personnes, parées seulement de leur fraîcheur, y jettent un éclat éblouissant : filles des premières familles de France, elles n’ont pas l’air de croire qu’il soit possible de regretter quelques biens tant qu’on possède la jeunesse et la beauté. Cette aimable insouciance ajoute beaucoup à leurs grâces naïves : on n’en voit point d’appliquées à étudier leurs manières dans le vil dessein de s’attirer les regards d’un homme plus riche qu’aimable. Toutes veulent plaire sans projet, sans calcul ; aussi paraissent-elles toutes ravissantes.

— Voilà, m’écriai-je, des victimes très-dignes de l’amour, et j’ai dans l’idée que monsieur pourrait bien en choisir quelqu’une pour son temple.

— Ah ! le ciel m’en préserve ! reprit en soupirant Gustave ; non, plus d’amour : ce cruel sentiment m’a déjà rendu trop malheureux, je n’y veux plus livrer mon cœur ; d’ailleurs, je le sens bien, Lydie y règne encore, et cependant je fais de véritables efforts pour l’oublier.

— Il ne faut pas en désespérer ; vous n’avez pas encore tenté les grands moyens.

— Oui, je te comprends ; mais vois quelle est ma faiblesse ; tout en désirant m’affranchir d’une chaîne dont je porte à moi seul tout le poids, je crains également que l’essai d’un nouveau bonheur augmente ou dissipe mes regrets. J’ai beau me répéter que les plaisirs dont le cœur ne se mêle pas n’ont rien de commun avec ceux qu’il éprouve, j’ai peur de découvrir qu’ils y ressemblent encore trop.

— Ah ! monsieur, dissipez cette crainte, je vous réponds de la différence ; mais ce sont de ces choses qu’on ne sait bien que par sa propre expérience ; et comme depuis le temps des Amadis, on ne voit plus les jeunes gens refuser toute consolation pour vivre ou mourir des rigueurs d’une ingrate, qui riait parfois secrètement de leur héroïque fidélité, je pressens.