Vis dans l’allégresse, car le temps viendra où toutes ces créatures que tu vois disparaîtront sous terre ; bois, bois du vin et ne t’abandonne jamais au chagrin de ce monde. Ceux qui y viendront après loi n’en deviendront que trop tôt la proie.
Il n’y a point de nuit où mon esprit ne soit dans la stupéfaction. Il n’y en a point où ma poitrine ne soit inondée de perles qui découlent de mes yeux. L’inquiétude qui m’obsède empêche le bol de ma tête de se remplir de vin ; un bol renversé se remplit-il jamais[1] ?
Lorsque ma nature m’a paru disposée à la prière et au jeûne, j’ai un instant espéré que j’allais atteindre le but de tous mes désirs ; mais, hélas ! un vent a sufïi pour détruire l’efficacité de mes ablutions, et une demi-gorgée de vin est venue mettre à néant mon jeûne[2].
Tout mon être est attiré par la vue des beaux visages au teint coloré de la rose ; ma main se plaît à saisir la coupe de vin. Oh, je veux jouir de la part qui revient à chacun de mes membres, avant que ces mêmes membres soient rentrés dans leur tout[3] !
- ↑ Le poëte compare ici le crâne de sa tête à un bol qui, étant renversé, n’est pas dans son état normal et ne peut conséquemment contenir tout le vin de la science divine qu’il voudrait y faire entrer.
- ↑ Les ablutions, qui doivent précéder la prière, sont nulles si, après les avoir accomplies, on satisfait un besoin quelconque de la nature. Si l’on s’enivre ou si l’on s’endort, les ablutions sont également à recommencer pour que la prière soit valide. Après une épigramme aussi acérée, aussi irrévérencieuse, il est étrange que la plupart des musulmans prétendent que Kbèyam, toutphilosophe qu’il fut, professât l’islamisme. Il est né musulman, oui, mais il a toujours raillé ceux qui ont pris le Koran à la lettre.
- ↑ La matière, disent les soufis, est faite de terre, d’eau, d’air et de feu. Quand cette matière, ainsi composée des quatre éléments, vient à être détruite, la partie de terre qu’elle contenait avant sa destruction retourne à son tout, qui est la terre, la partie d’eau à l’eau, la partie d’air à l’air et la partie de feu au feu. C’est pourquoi, ajoutent-ils, le monde est éternel. Rien n’y périt absolument. L’homme qui meurt est donc réparti, en ce qui concerne sa matière terrestre, entre ces quatre éléments, et son âme est réabsorbée dans l’essence divine, dont elle fait partie et dont elle n’a jamais été séparée.