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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


180

Le vin est prohibé, soit, mais il n’est prohibé que suivant la personne qui en boit, suivant la quantité qu’elle en boit et suivant l’individu avec qui elle en boit. Une fois ces points-là observés, qui en boirait, sinon les sages ?


181

Moi, je verserai du vin dans une coupe qui puisse en contenir un mèn[1]. Je me contenterai d’en boire deux coupes ; mais d’abord je divorcerai trois fois avec la religion et la raison, et ensuite j’épouserai la fille de la vigne[2].


182

Oui, je bois du vin, et quiconque comme moi est clairvoyant trouvera que cet acte est insignifiant aux yeux de la Divinité. De toute éternité Dieu a su que je boirais du vin. Si je n’en buvais pas, sa prescience serait pure ignorance.


183

Le buveur, s’il est riche, se ruine. Les désordres de son ivresse provoquent du scandale dans le monde. Je mettrai donc de cette émeraude (hachich)[3] dans mon gobelet de rubis balai (calian)[4], afin d’aveugler le serpent de mes chagrins.

  1. Voyez note 4, quatrain 179.
  2. La loi du Koran permet aux fidèles d’épouser de nouveau la femme qu’ils ont répudiée deux fois. Ce n’est qu’au troisième divorce qu’il leur est défendu de la reprendre, à moins qu’elle ne passe dans la couche d’un autre époux, qui la répudie ensuite. (Voyez le Koran, chapitre intitulé La vache, verset 229.) Le fidèle qui se trouve dans cette fâcheuse alternative a souvent recours, pour éluder cette loi, aux bons offices d’un ami sur la discrétion duquel il croit pouvoir compter, Il l’enferme, en présence de témoins, dans une chambre avec son épouse, et si, en sortant de là, celui-ci déclare qu’il répudie celle dont il est censé avoir été l’époux, l’intéressé a le droit de la reprendre ; mais si, oubliant l’amitié dans les bras de l’amour, l’ami déclare qu’elle est sa femme, personne ne peut l’empêcher d’user de ses droits et d’emmener la femme au détriment du premier mari trop confiant , le mariage étant considéré comme valide. Notre poète , se conformant par dérision à cette loi, veut donc divorcer trois fois avec la raison et la foi pour que, n’ayant plus rien de commun avec elles, il puisse prodiguer exclusivement ses tendresses à la fille de la vigne. (Voyez, pour cette expression la fille de la vigne, note 3 , quatrain 18.)
  3. Cette figure, tout orientale, présente deux sens allégoriques. Le premier, c’est que la feuille du chanvre avec laquelle on prépare ce narcotique (le hachich) est d’un vert qui se rapproche de celui de l’émeraude. Le second, c’est que dans l’opinion des Persans on n’a qu’à présenter une émeraude au serpent que l’on rencontre , pour le rendre aveugle et l’empêcher ainsi de faire aucun mal.
  4. Calian, pipe à eau en usage en Perse, assimilée par le poëte à un gobelet de rubis balai, à cause de la couleur de feu qu’elle contient et qu’elle laisse voir à travers les grillages du couvercle dont elle est surmontée. Ce quatrain raille les moullahs, qui considèrent le vin comme impur, comme illicite, parce qu’il produit l’ivresse, tandis que le hachich est, selon eux, affranchi de toute impureté, bien qu’il enivre, au moins autant que le vin.