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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


184

Il est des ignorants qui n’ont jamais passé une nuit à la recherche de la vérité, qui n’ont jamais fait un pas en dehors d’eux-mêmes, qui se montrent revêtus d’habits de grands seigneurs et qui se plaisent à dénigrer ceux dont la conduite est irréprochable[1].


185

Lorsque l’aurore d’azur[2] se montrera, aie dans ta main la coupe étincelante. On dit que la vérité est amère[3] dans la bouche des humains. C’est une raison plausible pour que le vin soit cette vérité même.


186

Voici le moment où de verdure va s’orner le monde, où, semblables à la main de Moïse[4], les bourgeons vont se montrer aux branches ; où, comme ravivées par le souffle de Jésus[5], les plantes vont sortir de terre ; où enfin les nuages vont ouvrir les yeux pour pleurer.


187

Garde-toi de soumettre ton corps aux chagrins et à la douleur dans le but d’acquérir de l’argent blanc et de l’or jaune. Mange en compagnie de tes amis, avant que ton tiède souffle se refroidisse, car après toi ce sont tes ennemis qui mangeront[6].

  1. Allusion aux profanes qui, ne saisissant pas la supériorité de la doctrine des soufis, se plaisent à en médire et à calomnier ceux qui la professent,
  2. [Texte en persan], azur ou azurée, [Texte en persan], l’aurore azurée, que l’on nomme aussi [Texte en persan], mensongère. C’est l’aurore qui précède celle du lever du soleil et que les Orientaux appellent, [Texte en persan], l’aurore vraie, véritable, fidèle.
  3. Nous avons fait observer plus haut qu’en persan amer est synonyme d’âpre. Ce quatrain est de toute beauté, dans le texte, à cause dos sens divers que peut prendre le mot [Texte en persan], vérité, justice, raison, droit, Dieu, etc.
  4. Lorsque Moïse aperçut le feu sacré sur le mont Sinaï, rapporte le Koran (chapitre T. H. et chapitre La fourmi), il s’en approcha. Dieu, lui annonçant alors qu’il était élu prophète, lui demanda ce qu’il portait dans la main. « C’est mon bâton, répondit Moïse, il me sert à m’appuyer et à détacher les feuilles pour mon troupeau. — Jette-le, » lui dit Dieu. Il obéit. Aussitôt le bâton se changea en serpent. « Porte la main dans ton sein, lui dit encore Dieu, tu la retireras blanche sans aucun mal. C’est la seconde marque de ma puissance. » Khèyam assimile ici les branches des arbres, qui au printemps se couvrent de fleurs, à la main de Moïse, qui éblouissait les regards par l’éclat de la lumière qu’elle répandait.
  5. Assimilation de la réapparition des plantes printanières aux miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui rendait la vie aux morts par la vertu de son souffle divin.
  6. Jouir du temps présent et ne point s’inquiéter de l’avenir, c’était de tout temps la philosophie pratique des poètes ; c’est aussi la devise persane. Le proverbe le plus en vogue dans l’Iran est celui-ci :

    [Texte en persan]

    « Prends ce qui est comptant et abandonne ce qui est à crédit. » Nous disons dans le même sens : « Après moi le déluge, » ou encore : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. — Un sou bien assuré vaut mieux que deux en espérance. »