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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


206

Garde-toi de boire du vin en compagnie d’un rustre a violent caractère, n’ayant ni esprit ni tenue, car cela ne saurait produire que désagréments. Durant la nuit, tu aurais à subir les désordres de son ivresse, ses vociférations, ses folies. Le lendemain de cette ivresse, ses prières d’excuse et de pardon viendraient t’endolorir la tête[1].


207

Puisque tu ne possèdes que ce qu’il (Dieu) t’a fixé, ne te tourmente pas ainsi pour obtenir l’objet de tes convoitises. Garde-toi de trop surcharger ton cœur, car le drame final consiste à laisser ce que nous possédons et à passer outre[2].


208

Ô mon âme[3] ! bois de ce nectar limpide qui n’a pas été remué ; bois-en à la mémoire de ces charmantes idoles qui ravissent les cœurs. Le vin est le sang de la vigne, ami, et la vigne te dit : Boisen, puisque je te le rends licite[4].


209

Pendant la saison des fleurs, bois du vin couleur de rose ; boisen aux sons plaintifs de la flûte, au bruit mélodieux de la harpe. Moi, j’en bois et je m’en réjouis ; puisse-t-il m’être salutaire ! Si tu n’en bois pas, que veux-tu que j’y fasse ? Va donc manger des cailloux[5] !

  1. Allusion à l’intempérance des profanes, pour qui le vin n’est qu’un objet de plaisirs mondains, de débauches désordonnées.
  2. Je ne pense pas qu’il soit possible de rendre parfaitement en français, avec autant de concision qu’en persan, la vigueur des deux derniers hémistiches de ce quatrain. En effet, comment traduire ces mots, faisant allusion à la fois à une bête de somme, qui, trop chargée, risque de se noyer dans le fleuve qu’on lui fait traverser ou d’y laisser son fardeau, et à l’homme qui, surpris par la mort, abandonne ici-bas tout ce qu’il a amassé à la sueur de son front ?

    [Texte en persan]

    « Garde-toi de mettre sur ton cœur une trop lourde charge ; »

    Et ceux-ci :

    [Texte en persan]

    « Le drame final consiste à laisser… et à passer… »

  3. Terme de tendresse que Khèyam emploie en s’adressant à son échanson.
  4. En persan, rendre son sang licite à quelqu’un, c’est se mettre entièrement à sa disposition, c’est lui permettre d’agir envers vous de la manière qui lui conviendra. Suivant le poète, la vigne se trouve dans ce cas à l’égard des humains, à qui elle prodigue son sang.
  5. Le verbe [Texte en persan], manger, répété trois fois dans les deux derniers hémistiches, donne beaucoup de force à ce quatrain. Il est bizarre que la langue persane possédant le verbe [Texte en persan], boire, les Persans ne l’emploient presque jamais, et qu’il préfèrent y substituer le verbe [Texte en persan], manger, Voici la traduction littérale des deux hémistiches précités : « Moi, j’en mange et je m’en réjouis ; puisse-t-il m’être salutaire ! Si tu n’en manges pas, que veux-tu que j’y fasse ? Va donc manger des cailloux ! » C’est aux profanes, aux dévots superstitieux que ce compliment s’adresse.