Ô moufti de la ville[1] ! je suis plus laborieux que toi[2]. Tout ivre que je suis, je possède plus de saine raison que toi ; car toi, tu bois le sang des humains et moi celui de la vigne. Sois juste et dis-moi qui de nous deux est le plus sanguinaire[3] ?
Ce qu’il y a de plus sage, c’est de chercher la joie de nos cœurs dans une coupe de vin ; c’est de ne pas trop nous préoccuper du présent ni du passé ; c’est enfin, ne fût-ce que pour un instant, de délivrer des entraves de la raison cette âme qu’on nous prête et qui gémit dans sa prison.
Au moment où je fuirai la mort[4], où, semblables aux feuilles desséchées, les parcelles de mon corps se détacheront des branches de la vie, oh, alors ! avec quelle joie ne passerais-je pas l’univers à travers un crible, avant que le maçon vienne y passer ma propre poussière !
Cette voûte des cieux, sous laquelle nous sommes la proie du vertige, nous pouvons, par la pensée, l’assimiler à une lanterne. L’univers est cette lanterne. Le soleil y représente le foyer de la lumière, et nous, semblables à ces images (dont la lanterne est ornée), nous y demeurons dans la stupéfaction[5].
- ↑ Grand moullah, chargé des affaires litigieuses ; grand juge.
- ↑ Le texte dit : nous sommes, etc. J’ai déjà fait observer plus haut que les Persans emploient souvent le pronom de la première personne du pluriel pour la première personne du singulier.
- ↑ Allusion à la vénalité de la justice distribuée par les moullahs.
- ↑ Au moment où je fuirai la mort, c’est-à-dire au moment où, passant de cette vie à l’autre, je n’aurai plus à la craindre.
- ↑ En Perse, les fanaux sont d’une forme cylindrique. Leur mécanisme consiste en deux bassins de cuivre étamé, contenus, à une distance d’environ un mètre l’un de l’autre, dans une chemise en calicot ciré, qui forme le corps du fanal. Le bassin du bas contient le foyer où l’on place une chandelle. Au-dessus de celui du haut est adaptée une anse assez grande pour que le bras du fèrrach, chargé de le porter, puisse facilement entrer. Cette chemise en calicot ciré est faite de façon à pouvoir se replier ainsi qu’un éventail , et, comme elle est cousue des deux côtés en dedans des bassins de cuivre, elle disparaît entièrement lorsqu’on laisse tomber le bassin du haut sur celui du bas. Le fanal est alors fermé. Souvent, sur cette chemise sont peints des ornements ou des figures quelconques qui tournent de droite à gauche ou de gauche à droite, selon que le fèrrach, fatigué, passe le fanal d’un bras à l’autre. C’est à la vacillation de ces figures que le poète compare notre sort ici-bas, où sans cesse nous tournons et retournons moralement sur nous-mêmes pour tâcher de comprendre, pour chercher à expliquer ce que Dieu a voulu nous cacher, sans que nous puissions pénétrer ce mystère.