Depuis que je suis, je n’ai pas été un instant sans ivresse. Cette nuit est celle du kèdre[1], et moi, cette nuit je suis ivre ; mes lèvres sont collées sur celle de la coupe[2], et, le sein appuyé contre la jarre, j’aurai jusqu’au jour le goulot du flacon dans ma main.
Je suis constamment attiré par la vue du vin limpide, mes oreilles sont sans cesse attentives aux sons mélodieux de la flûte et du rubab[3]. Oh, si le potier fait une cruche de ma poussière, puisse cette cruche être constamment pleine de vin !
Je connais tout ce que le néant et l’être ont d’apparent ; je sais le fond de toute pensée élevée. Eh bien ! puisse toute cette science être anéantie en moi si je reconnais chez l’homme un état supérieur à celui de l’ivresse !
Je bois du vin, moi, mais je ne commets pas de désordres. J’allonge ma main, mais ce n’est que pour saisir la coupe[4]. Sais-tu pourquoi je suis adorateur du vin ? C’est pour ne point t’imiter en m’adorant moi-même.
- ↑ [Texte en persan], la nuit de la puissance, la nuit célèbre. C’est une des nuits du rèmèzan où l’ange Gabriel apporta du ciel le Koran à Mohammed. (Voyez le Koran, chapitre La nuit de la puissance, vers. 1er.) Les moullahs musulmans, ne sachant pas précisément si c’est la nuit du 19 rèmèzan, du 21 ou du 23, ont pris le sage parti de les célébrer toutes les trois. Les croyants, durant ces trois nuits, ne dorment pas. Ils sont dans une dévotion profonde, lisant le Koran depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever. La nuit du kèdre est la nuit sacrée par excellence, pendant laquelle les fidèles doivent, s’abstenir de toute souillure. On voit comment notre poète observe cette abstention.
- ↑ On a vu plus haut que bord et lèvre sont synonymes. Cette expression : Mes lèvres sont, etc. a d’autant plus de charme dans le texte que la coupe est l’idole du poëte, c’est pour lui l’idéal de l’amour divin, c’est Dieu enfin.
- ↑ Espèce de viole dont faisaient usage les anciens Perses.
- ↑ Allusion à la cupidité des moullahs. Les mots : [Texte en persan] signifient allonger la main pour s’approprier le bien d’autrui ; pratiquer la concussion, l’exaction, la tyrannie. » [Texte en persan] « Quel tyran cruel ! il allonge la main vers tout ce qu’il voit ; il convoite tout, il a envie de tout. » Les mots [Texte en persan], main courte, au contraire, signifient : modeste, timide, n’osant rien entreprendre, sans force, sans énergie.