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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


302

Es-tu assez discret pour que je te dise en peu de mots ce que l’homme a été dans le principe ? Une créature misérable, pétrie dans la boue du chagrin. Il a, durant quelques jours, mangé quelques morceaux ici-bas, puis il a levé le pied pour s’en aller.


303

C’est le bord de la jarre que nous avons choisi pour lieu de prière ; c’est en faisant usage du vin que nous nous sommes rendus dignes du nom d’homme ; c’est dans la taverne que nous pourrons rattraper le temps perdu dans les mosquées.


304

C’est nous qui sommes le véritable but de la création universelle ; c’est nous qui, aux yeux de l’intelligence, sommes l’essence du regard divin. Le cercle de ce monde est semblable à une bague, et, sans aucun doute, c’est nous qui en sommes le chaton gravé[1].


305

L’ivresse de notre propre délire ici-bas nous a transportés de joie ; de notre humble condition, elle nous a fait lever la tête jusqu’aux cieux. Cependant, nous voilà enfin affranchis de l’annexion du corps ! Nous voilà rentrés dans la terre, d’où nous sommes sortis !


306

Si j’ai mangé pendant les jours du rèmèzan, ne va pas croire que je l’aie fait par inadvertance. Les dures fatigues du jeûne avaient si bien transformé mes journées en nuits, que j’ai toujours cru manger le repas du matin[2].

  1. Paraphrase des éloges exagérés que les musulmans font de Mohammed. Ils le placent au-dessus de la création. Il est pour eux l’ombre de Dieu sur la terre, le soleil de l’âme et de la foi de tous, l’origine de tout ce qui est et de tout ce qui pourrait être, Dieu lira de sa lumière celle qui nous éclaire en ce monde, qu’il ne créa que pour complaire au Prophète. L’âme des êtres les plus purs n’est que la poussière de la sienne. Il est le libérateur des hommes, leur puissant intercesseur auprès de Dieu, etc.
  2. Trait satirique à l’endroit du jeûne des musulmans qui consiste à se priver de nourriture pendant le jour et à manger pendant toute la nuit. Le repas du matin est celui que les fidèles, avertis par le muezzin (crieur de la prière), font, environ deux heures avant le lever du soleil, plus copieusement que les autres repas de la nuit, car il est destiné à leur donner la force d’attendre, sans manger, ni boire, ni fumer, jusqu’au coup de canon qui leur annonce le coucher du soleil. Lorsque ce moment approche, les fidèles, grands et petits, riches et pauvres*, épient avec une anxiété fébrile ce signal officiel qui doit mettre un terme aux cruelles privations de la journée. On les voit avec leurs pipes allumées, devant leur thé tout bouillant et un frugal repas appelé éftar, préparé au milieu d’une salle, ou sur une balustrade en plein air, selon le temps, regardant à chaque instant leurs montres, calculant les minutes, les secondes, et se désespérant lorsque la montre, qui avance, semble indiquer l’heure delà délivrance, et que le son du canon ne se fait pas entendre, ce qui arrive souvent lorsque le ciel est couvert. Les Persans ont l’habitude de régler leurs montres sur le coucher du soleil. Elles doivent alors marquer douze heures précises. Leur manière de compter les heures, à partir de ce moment, est donc une, deux heures, etc. après le coucher du soleil. Lorsque les deux aiguilles se trouvent de nouveau réunies sur le chiffre douze, ils appellent cela le dèstèh, et alors ils disent : Une, deux heures, etc. après le dèslèh, ou une, deux heures, etc. avant le coucher du soleil. Les montres, pendant le rèmèzan, cessent d’être un luxe et deviennent pour ainsi dire un objet de nécessité, ce qui en fait sensiblement hausser le prix à cette époque de Tannée. On sait que les musulmans comptent l’année par mois lunaires et qu’ils sont ainsi en retard de dix jours par an sur l’année solaire. Le rèmèzan et les autres fêtes de l’islamisme se trouvent donc reculés de dix jours chaque année, à l’exception du noourouz, institué par Djémchid suivant l’année solaire. Ce retard de dix jours fait qu’en trente-six ans les musulmans reviennent invariablement à leur point de départ pour recommencer à rétrograder. Les peines qu’ils endurent pendant le rèmèzan, et qui sont tolérables lorsque ce mois tombe dans la saison d’hiver, où les journées sont courtes, deviennent insupportables lorsqu’il tombe dans la saison d’été, où à la longueur des journées viennent se joindre des chaleurs accablantes.

    * Les voyageurs peuvent s’abstenir du jeûne durant leur voyage, mais ils sont obligés de jeûner pendant un autre mois, une fois ce voyage terminé. Pour les enfants, le jeûne n’est obligatoire qu’à l’âge de douze ans.