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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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Puisque personne ne saurait te répondre du jour de demain, empresse-toi de réjouir ton cœur plein de tristesse ; bois, ô lune adorable ! bois dans une coupe vermeille, car la lune du firmament tournera bien longtemps (autour de la terre), sans nous y retrouver[1].


9

Puisse l’amoureux[2]être toute l’année ivre, fou, absorbé par le vin, couvert de déshonneur ! car lorsque nous avons la saine raison, le chagrin vient nous assaillir de tous côtés ; mais à peine sommes-nous ivres, eh bien, advienne que pourra !


10

Au nom de Dieu ! dans quelle expectative le sage attacherait-il son cœur aux trésors illusoires de ce palais du malheur ? Oh ! que celui qui me donne le nom d’ivrogne revienne donc de son erreur, car, comment pourrait-il voir là-haut trace de taverne[3] ?


11

Le Koran, que l’on s’accorde à nommer la parole sublime, n’est cependant lu que de temps en temps et non d’une manière permanente, tandis qu’au bord de la coupe se trouve un verset plein de lumière que l’on aime à lire toujours et partout[4].

  1. Les astrologues persans, suivant le système astronomique de Ptolémée, croient encore que ce sont les astres et les cieux planétaires, qu’ils comptent au nombre de sept, qui tournent autour de la terre. (Voyez note i, quatrain 76.)
  2. Ici le poëte entend par amoureux ou amant le soufi épris d’amour pour la Divinité. Il veut qu’il soit constamment absorbé par l’ivresse de cet amour, afin que, dans cet état, entièrement détaché des intérêts d’ici-bas, il s’applique tout entier à la contemplation céleste, même au prix de ce que les profanes appellent le déshonneur. Il est bon de faire observer ici que, selon les soufis, le mal n’existe pas en principe. Le Créateur, selon eux, étant répandu dans toutes ses œuvres, toutes choses créées sont empreintes du sceau de sa puissance créatrice, et, par conséquent, rien de ce qui émane de cette puissance ne peut être mauvais, Dieu étant essentiellement bon.
  3. Khèyam, ici, fait allusion aux régions célestes qu’il habite en esprit et où un profane, qui, dans son ignorance, ose le traiter d’ivrogne, ne saurait trouver trace de taverne.
  4. Le djam, coupe, était et est encore aujourd’hui, dans certaines localités de la Perse, en cuivre gravé. Souvent il y a tout autour, un peu au-dessous du bord, des vers à la louange du vin et de la coupe, vers que Khèyam place ici au-dessus des versets du Koran.

    Toutefois, me disait un soufî à Téhéran, ceci n’est que l’explication , ostensible ou extérieure de la pensée du poëte, car, d’après sa pensée , intime ou cachée, le Koran, bien qu’il renferme la parole divine, n’est pas constamment sous les yeux des croyants, tandis que la coupe dont parle Khèyam est sans cesse vue et aimée par tous les humains dans l’univers entier. Or cette coupe n’est ici qu’une figure allégorique, c’est Dieu que veut dire le poëte ; l’ivresse dont il parle dans la plupart de ses quatrains n’est pas celle produite par le vin, mais celle de l’amour divin, dont la première n’est que l’image. Dieu, ajoute-t-il, étant répandu dans toutes ses œuvres, on peut l’admirer dans toutes choses créées. Or il m’est plus agréable de le contempler dans une orange, par exemple, que dans un tubercule, dans une coupe de bon vin que dans un verre d’eau, dans le visage vermeil d’une belle personne que dans celui d’une personne difforme et, par conséquent, d’un aspect désagréable.