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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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Ayant aperçu un vieillard qui sortait ivre de la taverne, portant le sedjadèh[1] sur ses épaules et un bol de vin dans sa main, je lui dis : cheikh[2] ! que signifie donc cela ? Il me répondit : Bois du vin, ami, car le monde, c’est du vent.


79

Un rossignol, ivre (d’amour pour la rose), étant entré dans le jardin, et voyant les roses et la coupe de vin souriantes[3], vint me dire à l’oreille, dans un langage approprié à la circonstance : Sois sur tes gardes, ami, (et n’oublie pas) qu’on ne rattrape pas la vie qui s’est écoulée.


80

Ô Khèyam ! ton corps ressemble absolument à une tente : l’âme en est le sultan, et sa dernière demeure est le néant. Quand le sultan est sorti de sa tente, les fèrrachs[4] du trépas viennent la détruire pour la dresser à une autre étape.


81

Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie[5], est tombé tout à coup dans le creuset du chagrin et s’y est brûlé. Les ciseaux de la Parque sont venus trancher le fil de son existence, et le revendeur empressé l’a cédé pour rien[6].

  1. Petit tapis sur lequel les musulmans font leurs prières.
  2. Vieillard.
  3. C’est-à-dire les roses qui s’épanouissent et la coupe qui déborde. Nous avons déjà fait observer que le poète compare cette partie du vin qui se déverse par-dessus les bords d’une coupe trop pleine aux lèvres souriantes d’une maîtresse qui vous convie à boire. (Voir note 3, quatrain 18.)
  4. On appelle fèrrachs les domestiques qui, en Perse, font le service de l’extérieur des maisons. Ils sont chargés des courses et des commissions, ils balayent les cours, remplissent et vident les bassins. Ils accompagnent leurs maîtres, quand ceux-ci vont faire des visites, pour forcer les passants à faire place, et pour écarter, à tours de bras ou à coups de baguettes, les chameaux ou les ânes qui obstruent le passage dans les rues étroites des villes persanes. Pendant la nuit, ils sont chargés de porteries fanaux, qui sont plus ou moins grands selon l’importance des personnages à qui ils appartiennent. En voyage, ils dressent les lentes d’étape à étape et en ont soin tout le temps du trajet. Ce sont des gens très-utiles dans une maison bien tenue. Le chah en a plus de mille à son service. Ils sont commandés par un fèrrach-bachi, ou chef des fèrrachs. Celui-ci est un personnage important à la cour de Perse. Il parvient souvent à occuper des postes très-élevés. Chaque légation compte environ de vingt-cinq à trente de ces fèrrachs à ses ordres. Cette dénomination de fèrrach [Texte en persan] provient du mot [Texte en persan], il a étendu des tapis, ou simplement [Texte en persan], tapis.
  5. Khèyam fait ici, en même temps, al lusion au métier de son père, au sien et à son amour pour la philosophie. Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie, figure bizarre qui veut dire : Pratiquer la philosophie avec amour, lui donner asile dans son cœur, en jeter les fondements, l’établir sur des bases solides, etc.
  6. Expression figurée signifiant : le monde, qui n’a pas su apprécier les mérites de Khèyam et qui, semblable au revendeur impatient de se débarrasser d’un objet qui lui est à charge, s’empresse de s’en défaire à vil prix.