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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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L’univers n’est qu’un point[1] de notre pauvre existence. Le Djéihoun (Oxus) n’est qu’une faible trace de nos larmes mêlées de sang ; l’enfer n’est qu’une étincelle des peines inutiles que nous nous donnons. Le paradis ne consiste qu’en un instant de repos dont nous jouissons quelquefois ici-bas[2].


91

Je suis un esclave révolté : où est ta volonté ? J’ai le cœur noir de péchés : où est ta lumière, où est ton contrôle ? Si tu n’accordes le paradis qu’à notre obéissance (à tes lois), c’est une dette dont tu t’acquittes, et dans ce casque deviennent ta bienveillance et ta miséricorde [3] ?


92

Je ne sais pas du tout si celui qui m’a créé appartenait au paradis délicieux ou à l’enfer détestable. (Mais je sais) qu’une coupe de vin, une charmante idole et une cithare[4] au bord d’une prairie, sont trois choses dont je jouis présentement, et que toi tu vis sur la promesse qu’on te fait d’un paradis futur.


93

Je bois du vin, et ceux qui y sont contraires viennent de gauche et de droite pour m’engager à m’en abstenir, parce que, disent-ils, le vin est l’ennemi de la religion. Mais, pour cette raison même, maintenant que je me tiens pour adversaire de la foi, je veux, par Dieu, en boire, car il est permis de boire le sang de son ennemi [5].

  1. Le texte dit… [Texte en persan] (kèmèr), ceinture ou taille, ce qui signifie aussi mince qu’un cheveu, parce qu’en persan, lorsqu’on veut faire l’éloge d’une jolie taille, on dit : Elle est aussi fine qu’un cheveu.
  2. Par ce quatrain, le poëte veut faire entendre que le monde n’est pas ou n’a pas été ce que croient les docteurs musulmans. Selon lui, il est aussi ancien que la Divinité, qui l’a créé dans son éternité. Il a changé plusieurs fois d’aspect dans l’océan des siècles ; il a été habité par d’autres créatures que celles d’aujourd’hui, et nous ne sommes pour ainsi dire que l’ombre des créatures précédentes.
  3. Allusion à l’indifférence de Dieu quant aux actions des hommes. Selon le poëte, si rien ne se faisait sans la permission du Très-Haut, s’il présidait aux actions des hommes , pourquoi leur permettrait-il d’en commettre de répréhensibles ? À ce compte, la prescience de la Divinité dans la conduite des hommes sur la terre, où se fait le bien, où se commet le mal, serait incompatible avec sa bonté infinie et sa justice, ou impliquerait l’impuissance de celte Divinité à détruire le mal.
  4. En ancien persan , cet instrument s’appelait [Texte en persan] (bèrbèt), nom d’un oiseau aquatique, espèce de canard, auquel il est assimilé. Aujourd’hui on l’appelle tar ou sétar.
  5. Allusion au précepte du Koran qui commande de tuer les ennemis de la foi musulmane. (Voir 187e verset du Koran, chapitre La vache.)